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A LA PLUS BELLE

ŒUVRES DE PAUL FÉVAL Édition soigneusement revue et corrigée

NOUVELLE COLLECTION (IN-S" ECU)

Les Merveilles du Mont-St-Michel. Les Etapes d'une conversion (f^

série). La Mort d'un père. Pierre Blot (IP série des Etapes). La première communion (IIP série

des Etapes). Le Coup de grâce, dernière étape. Jésuites! Pas de divorce! La Fée des Grèves. A la plus belle. L'Homme de Fer (suite de A la

plus belle). Châteaupauvre, voyage au dernier

pays IJreton. Le dernier Chevalier. Frère Tranquille. La Fête du Roi Salomon (suite de

Frère Tranquille).

La Fille du Juif-Errant.

Le Château de Velours.

La Louve.

Valentine de Rohan (suite de la

Louve). Le Loup blanc. Le Mendiant noir. Le Poisson d'Or. Le Régiment des Géants. Les Fanfarons du Roi. Diane et Cyprienne. L'Aventurier (suite de Diane et

Cyprienne). Les Filles de Penhoël (suite de

l'Aventurier). Le Chevalier Ténèbre. Les Couteaux d'or. Les Errants de Nuit.

Fontaine-aux-Perles.

Les Parvenus.

La Reine des Epées.

Reine chérie (suite de La Reine des

Epées). Les Compagnons du Silence. Le Prince Coriolani (suite de Les

Compagnons du Silence). Une histoire de Revenants. L'Homme sans bras (suite d'Une

Histoire de Revenants). Roger Bontemps. Le Rôdeur Gris (suite de Roger

Bontemps). La Chasse au Roi. La Cavalière (suite de la Chasse au

Roi). Le Capitaine Simon. La Fillo

de l'émigré. 1 vol. Le Chevalier de Kéramour. La Bague de Chanvre (suite du

Chevalier de Kéramour). La Quittance de Minuit. Les Libérateurs de l'Irlande (suite

de la Quittance de Minuit). Corbeille d'Histoires. Chouans et Bleus. La Belle-Etoile.

La première Aventure de Corentin Qu imper.

Contes de Bretagne. Romans enfantins. Veillées de la Famille. Rollan Pied-de-Fer. Le Maçon de Notre-Dame. Les Deux Femmes du Roi (suite du Maçon de Notre-Dame). ,

Les Eclaireurs secrets.

Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, y compris la Suède, la Norvège, la UoUande, le Danemark et la Russie.

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A LA PLUS BELLE

NOUVELLE EDITION REVUE ET CORRIGEE

EDITIONS ALBIN MICHEL

PARIS - 22, RUE HUYGHENS, 22 - PARIS

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A LA PLUS BELLE

LA RANGE

J'avais un frère aîné qui était un saint ici-bas. Il marchait doux et ferme dans la vie. Dieu lui avait donné d'amères tris- tesses. Il adorait la volonté de Dieu. Que de fois pourtant je vis sa tète, chauve avant l'âge, s'incliner sous le poids des décou- ragements mystérieux !

J'étais enfant lorsqu'il pensait déjà, c'est-à-dire, hélas ! alors qu'il souffrait. Je m'étonnais de voir la gaîté vive succéder en •lui brusquement à de longs silences son regard distrait s'était baigné dans le vide. Il riait de si grand cœur ! Un homme peut-il être triste et gai? heureux et à la fois malheureux? Pauvre frère 1 ami si cher I la mort l'a pris et je ne l'ai pas vu à sa dernière heure.

Je vins, une nuit d'hiver, à Saint-Malo, la ville lugubre et parcimonieuse pas une goutte d'huile (1) n'est dépensée à éclairer le passant qui s'égare : je vins, cherchant dans les ténèbres la maison de mon frère. Jadis, quand j'arrivais, savais- je si la ville avare et marchande était ou non éclairée? mon frère était qui m'attendait et qui me conduisait au logis.

Cette fois personne !

(1) n y a longtemps maintenant que Saint-Malo est éclairé au gaz comme tout le monde

D A LA PLUS BELLE

Et je pense que j'étais complice du hasard quim'égarait dans les rues. Je fuyais d'instinct la maison il n'était plus.

Oh ! notre mère en larmes, mes sœurs pâles et les pauvres enfants habillés de deuil ! Dans le salon, quand on me vit, ce fut un grand gémissement.

Auguste, notre pauvre ami ! notre frère bien-aimé I l'honneur et la joie de la famille I... Ma mère m'embrassa et me montra le Ciel.

Sur les bords de la Rance, la rivière enchantée, nous allions tous deux bien souvent. C'était un marcheur intrépide. Il aimait la grande route, et je ne le vis jamais si heureux que les matinées de voyage, quand nous tournions le dos à Saint-Maio, ce lourd paquet de maisons marchandes manquent l'eau douce et l'air libre.

La Rance et les grèves du mont Saint-Michel, la route de Châteauneuf et la digue de Dol, c'étaient ses amours. Quand il était là, tête nue, les souliers poudreux, la sueur au front, il revivait. Sa gaîté revenait toute jeune.

Ces pages, inspirées par les lieux qu'il aimait : les belles rives de la Rance, le splendide horizon des grèves; ces pages pas- seront les impressions qui nous étaient communes, sont à lui plus qu'à moi.

C'est pour cela que son nom chéri est tombé malgré moi de ma plume sur la première de ces pages.

La rivière de Rance à sa source vers le bourg de Saint- Jacut- en-Terre, dans les Côtes-du-Nord. Au-dessus de Dinan, ce n'est guère qu'un ruisseau. Au-dessous de Dinan, elle s'élargit brus- quement. A la plaine de Saint-Suliac, elle devient si grande, que la Loire et la Seine passeraient ensemble dans son lit sans trop se coudoyer.

Il est vrai de dire que la plaine de Saint-Suliac est déjà plu- tôt une grève qu'une rivière, car la marée s'y fait sentir comme en rade.

A mer haute, c'est un beau lac entouré de collines harmo- nieuses, et dont les vagues viennent baigner les baies blanches du rivage. Du côté de l'Ille-et- Vilaine, la rive s'encaisse et se

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festonne, creusant au fleuve des réduits profonds que sur- plombent les falaises rocheuses.

Il n'est pas rare de trouver sous ces hautes murailles cal- caires des habitations, grises comme la coquille d'une huître, qui se collent au roc, derrière l'abri d'une petite jetée en pierres sèches. On ne les aperçoit point des bords de la falaise, mais le feu de tourbe et de bois charrié qui brûle lentement dans l'âtre envoie sa noire fumée et révèle l'existence de ces amphibies humains.

Çà et un moulin, aménagé pour tourner aux flux et retour- ner au reflux, chante ses trois notes plaintives. Dans le petit parc marneux qui l'entoure, des oies fouillent la fange et laissent leurs restes aux canards, ces parias de la race palmipède.

Au milieu de la rivière, il y a une île verte habitée par les alouettes de mer. Cette île, jolie comme une j olie page de Bernar- din de Saint-Pierre, donne raison à la poésie du xviiie siècle. Néanmoins il y manque les chers peupliers, la grotte et le tom- beau d'un sage, ami de VÊtre suprême, mais ne connaissant pas le bon Dieu.

De nos jours, cette belle et sereine rivière est sillonnée de mille embarcations. Les gabares des riverains, sortes de barges à quille non pontées, mettent leur voile brune au vent dès qu'il y a une corde de bois, trois douzaines d'œufs et une couple de poulets à la ferme. Les bateaux de plaisance louvoient et j ouent ; les barques de pêcheurs traînent le lourd chalut au fond de l'eau ; enfin, par un gai soleil, le paquebot le Dinannais déroule les longs anneaux de sa fumée sombre ou bleue, agite ses deux na- geoires dans l'écume, et glisse, rapide comme une flèche, em- portant pleine cargaison d'Anglais ennuyés. Là-bas, à l'arrière, voici miss Anna, la poétique enfant, qui trempe son quator- zième biscuit dans son huitième verre de madère. Encore pré- fère-t-elle le sherrj^ cette diaphane et frêle créature !

Au temps oii va se passer notre récit, il n'y avait sur la Rance ni bateaux à vapeur, ni Anglais. Quant à miss Anna, elle n'était pas encore poitrinaire. Miss anna n'est poitrinaire que depuis l'époque John Jonhson de Johnson-House, sondaddy, (papa)

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a cessé de labourer la terre ou de porter la balle, pour gagnei une douzaine de millions à fabriquer des petits couteaux.

John Johnson, esq., sa fille Anna, son fils sir John Johnson, M.. P.., lady Bridget Johnson, femme de sir John, et l'honorable Johnnie Johnson, leur enfant de quatre ans, tout cela sent le Strand à plein nez, le Strand moderne, le gaz, la houille, la vapeur, l'apoplexie, le thé-panacée, le caoutchouc, le spleen, l'horrible odeur de Londres au xix^ siècle.

La Rance est la rivière des Anglais. Depuis Saint-Servan jusqu'à Dinan, vous ne voyez que blancs cottages Johnson, esq., Davidson, esq., Stevenson, esq., Anderson, esq., etc., engraissent, rougissent et dorment auprès de miss Anna, qui maigrit et pâlit.

J'ai vu inscrit sur la porte d'un cabaret ce brutal témoi- gnage de la conquête : Ingliche Spauquire (English spoken hère).

Miss Anna donne des bibles presbytériennes aux petits enfants. John Johnson, esq., a appris au postillon de Château- neuf ces contorsions bizarres de l'écuyer anglais qui semble souiïrir de la colique incurable. Lady Margaret Fitfullikankrie, du château de Screw, auprès de Clackgmannan, trouvant ce nom de Châteauneuf trop difficile à prononcer, l'appelle Tchê- tiouniGU, et sourit comme savent sourire les Anglaises qui avaient toutes leurs dents lors de la jeunesse du dieu Wellin- gton.

La Rance est une rivière perdue.

En 1469, la Rance était une rivière bretonne de la source à l'embouchure. Elle était aussi belle qu'aujourd'hui, avec les grandes forêts de ses coteaux, les manoirs sombres, demi- cachés derrière les chênes et les flottilles qui glissaient au reflux pour approvisionner le marché de Saint-Malo.

Le manoir du Roz était situé à l'extrême sommet de la mon- tagne qui suit immédiatement Châteauneuf dans la petite chaîne formant comme l'arête des côtes bretonnes. Cette colline est plus haute que celle de Châteauneuf. Sa croupe méridionale descend à la Rance. Du côté du nord-est, son

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autre pente ondule au loin et va rejoindre le marais de Dol, au-dessus de la mare Saint-Coulman.

Au xv^ siècle, depuis le sommet de la montagne jusqu'au pays plat, c'était comme une forêt, tant les arbres de haute venue abondaient alentour. Le manoir s'élevait au centre d'une esplanade découverte, terrain de lande, formant une pelouse maigre et rase comme un tapis.

Le manoir était une grande maison de structure irrégulière, basse d'étage, avec des toits énormes. Le corps de logis se flanquait de deux ailes inégales, dont l'angle rentrant était ar- mé de deux tourillons symétriques, placés comme des gonds à l'articulation d'une porte. Trois autres petites tours, une à droite, deux à gauche, terminaient la saillie des ailes.

Cette disposition pittoresque et en quelque sorte fanfaronne, exagérait, de loin, l'importance du manoir du Roz, et lui donnait une physionomie de place forte. Mais, en réalité, à part les murs de la cour et les meurtrières de parades percées aux flancs des tourillons, il n'y avait aucun moyen de défense. L'esplanade, presque circulaire, était fermée par une haie de houx taillés qui valait trois fois la meilleure des grilles. Elle s'étendait surtout vers le nord, son plan fléchissait en une sorte de ravin pierreux et nu.

De ce côté, au-delà de houx robustes qui formaient la haie centenaire, c'était un pêle-mêle d'arbres de toute taille et de toutes essences, venus comme le hasard les avait semés. Le pin agitait ses branches poilues au vent vif de la rivière, entre les chênes tordus et les magnifiques châtaigniers. Le hêtre arrondissait ses attaches fermes, dont les contours ré- veillent l'idée de la beauté humaine, parmi les troncs flexibles des frênes. L'écorce blanche des bouleaux tranchait çà et dans l'ombre. Le tremble frissonnait comme un vieillard frileux dont les cheveux grisonnent. Le charme au feuillage opulent cachait ses branches cagneuses sous sa verdure et jetait un brillant manteau de feuillée sous ses pousses difformes. Tout cela était riche, vigoureux, prodigue.

En tournant vert l'est, on trouvait des guérets qui descen-

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daient du vallon de Châteauneiif. Au sud, une autre forêt, cou- pée de champs et de prairies, étageait ses groupes d'arbres qui se détachaient vivement et semblaient bondir sur la pente. A l'ouest, enfin, s'étendait la lande montueuse passe mainte- nant la route de Saint-Malo.

La vue était libre aux quatre aires de vent. Rien ne la bor- nait, sinon la ligne lointaine et parfaitement circulaire de l'horizon, ce qui est rare en Bretagne, les aspects tendent partout à se concentrer. On voyait le cours de la Rance avec ses îles riantes et la dentelle capricieuse de ses rives; envoyait Dinan, la ville charmante, et Châteauneuf, le site qui n'a pas son pareil à dix lieues à la ronde. Saint- Jouan des Guérets montrait à l'opposite sa flèche lourde. Du côté du Marais on découvrait Saint-Méloir des Ondes, l'Islemer, Dol, Pleines- Fougères, vingt autres bourgs et villages, le profd de Cancale, et, à perte de vue, derrière les vapeurs légères, le fantôme voilé du mont Saint-Michel.

En cette année 1469, François II régnait en Bretagne, Louis XI gouvernait la France, Edouard IV tenait le trône d'Angleterre, et Charles le Téméraire avait succédé depuis deux ans à son père Philippe, duc de Bourgogne. Il y avait huit ans que Louis XI était roi; les premiers obstacles de son règne glorieux à force d'être laborieux étaient surmontés. Louis XI avait brisé la ligue du Bien public; Louis XI était sorti sain et sauf du château de Péronne, la lourde main du Bourguignon avait pesé un instant sur son épaule; Louis XI avait réduit à l'obéissance le duc de Berry, le comte de Charo- lais et le duc de Bourbon; Dunois, vieillard, cherchait un refuge à la cour de Bretagne; Edouard IV, payé, restait en paix; la Castille et l' Aragon envoyaient à Paris des gages d'alliance; l'Allemagne, occupée à ses discordes intestines, restait neutre.

Louis XI respirait. Son repos n'était pas un sommeil. Louis XI, en reprenant haleine, taillait de la besogne à ses voisins. Il regardait à l'est la Bourgogne, à l'ouest la Bretagne, deux nobles contrées, et il se disait; «Tout cela est à moi, parce que tout cela est la France »,

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Le duc de Bourgogne était un prince de méchante humeur, qui rendait trois coups de massue pour un coup de gaule : Louis XI le laissa de côté jusqu'à voir; François de Bretagne, au contraire, avait un tempéramment pacifique, Louis XI se tourna un matin vers le Mont Saint-!Michel, cette abbaye- forteresse qui domine la côte de Bretagne; il se souvint à pro- pos d'une grande dévotion qu'il gardait depuis son enfance à l'archange vainqueur du dragon, et d'un vœu qu'il avait pu faire autrefois.

Il dit à maître le Dain, son barbier, au château du Plessis, il faisait sa résidence :

Je partirai demain pour le pays normand. La renommée affirme qu'on voit chaque année cent mille pèlerins agenouillés devant l'image de saint Michel archange; le roi de France en veut grossir le nombre.

Le roi de France voulait surtout regarder de plus près la Bretagne. Le roi de France avait aussi l'idée de placer sous l'invocation de saint Michel son nouvel ordre de chevalerie, une machine de guerre qu'il avait inventée pour serrer le mors aux vassaux trop fougueux.

Laissons le roi Louis XI quitter les bords enchantés de la Loire et chevaucher le long des guérets normands. Allons l'at- tendre en Bretagne, en ce bon manoir du Pvoz, qui avait une belle vue et qui faisa.it face au mont Saint-INIichcl.

C'était au mois d'août. Le cadran solaire aux lignes presque eflacées, qui présentait son triangle pointu au midi du manoir, marquait dix heures. Au beau milieu de l'esplanade se dres- sait une quintaine ou mannequin de bois, tournant sur un pivot. Cette quintaine figurait grossièrement un Anglais qui tenait à la main un fort bâton de cormier. Le bois du man- nequin était lourd et massif; le pivot, fraîchement huilé, jouait le mieux du monde, en sorte que le moindre effort faisait tour- ner la quintaine, qui lançait à l'aveugle de beaux coups de bâton.

Deux cavahers étaient qui s'escrimaient contre elle : un soldat qui avait atteint l'âge viril, et un adolescent dont !a

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lèvre s'ombrageait à peine de ce duvet follet, précurseur de la moustache.

L'adolescent était gracieux de visage et de corps. Sa taille souple et un peu frêle ondulait aux bonds du généreux cheval de guerre qu'il montait. Il portait déjà l'armure comme il faut; des bords de son casque s'échappait une abondante \ chevelure brune à reflets châtains; ses grands yeux bleus péti- laient d'audace et de gaieté.

L'homme d'armes qui semblait diriger ses exercices était remarquablement beau; il paraissait avoir trente et quelques années; son teint était brun, ses cheveux blonds, presque aussi épais que ceux de l'enfant, se frisaient en boucles plus courtes. Une moustache blonde aussi et fme comme de la soie rabattait ses deux longues mèches en passant par-dessus la mentonnière du casque.

Quand l'or efféminé de ces molles chevelures encadre un visage mâle bruni par le soleil des batailles, c'est un effet imprévu, un contraste étrange; cela produit une beauté riche et fière qui fait rêver aux récits chevaleresques. Grave et un peu triste qu'elle était, la figure de l'homme d'armes expri- mait une franchise naïve, une bonté sans bornes et cette sim- plicité loyale qui accompagne, bien plutôt qu'elle n'exclut la véritable intelligence.

Il était plus grand que l'adolescent. Sous l'armure, tous ses mouvements avaient une si merveilleuse aisance, que le fer de ses brassards semblait élastique et doux comme la moelleuse étoffe du vêtement des châtelaines. Il s'asseyait d'aplomb sur son robuste cheval, trouvant la grâce sans la chercher, et offrant à son insu, peut-être, le plus admirable type de ces superbes combattants que le canon naissant et déjà vainqueur allait réduire à l'impuissance.

Les exercices de l'adolescent et de l'homme d'armes avaient deux spectateurs, quatre spectateurs, dirions-nous, s'il est permis d'appliquer ce substantif à de nobles animaux comme Ferragus et Dame-Loyse, lévriers de race.

Ferraguset Dame-Loyse gambadaient sur le tertre, le lévrier

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était fauve, avec une croix Uanche entre les deux oreilles : la levrette était noire, sans tache; elle avait un père illustre, Maître-Loys, lévrier noir du pays de Saint-Brieuc, qui avait fait autrefois l'admiration de la cour de Bretagne.

Les deux autres spectateurs, ou mieux spectatrices, n'étaient point sur l'esplanade. A la façade du château qui regardait cette partie du tertre et que le soleil ne frappait point encore, on voyait deux fenêtres ouvertes. A chacune de ces fenêtres une femme se tenait.

La postuî-e d'une femme n'est jamais un détail indifférent. C'est en général quelque chose d'éloquent, à ce point que dix pages d'expUcations n'en pourraient dire si long qu'un simple croquis. La première et la plus âgée de ces femmes était fran- chement accoudée sur le petit balcon de fer qui défendait la croisée principale; celle-là n'avait rien à cacher. Mais l'autre femme, femme tout au plus, enfant plutôt, et jolie ! se reculait dans rombre de son embrasure et donnait toute son attention à une belle broderie de Mane à fils d'or, qu'elle avait sur le métier.

La dame du balcon était jeune encore et charmante : un visage doux, fier et mélancolique; mais les cheveux abondants qui tombaient en bandeaux renflés à la berthe, le long de ses joues un peu amaigries, étaient tout blancs. On disait que les bea^x cheveux de madame Reine avaient ainsi blanclii en une seule nuit, la nuit elle reçut la nouvelle de la mort de messire Aubry de Kergariou, son chevalier.

La jeune fille à la broderie avait au contraire des cheveux de jais siff un front blanc comme le col des cygnes.

Madame Reine contemplait l'adolescent de tous ses yeux et souriait de ce sourire à la fois triste et heureux des mères

veuves.

Jeannine, la gentille brunette, s'occupait bien sagement de sa broderie, et c'était d'un œil sournois et maHn qu'elle regardait le bel adolescent chevauchant sur la pelouse.

II

LA QUINTAINE

L'homme d'armes et son élève avaient déjà fait nombre de passes, car les cheveux de l'adolescent étaient baignés de sueur.

Allons, messire Aubr}% dit l'homme d'armes, voici ma- dame Reine qui vous regarde ! N'avez-vous point de honte? vous n'avez touché l'Anglais que deux fois... encore l'Anglais vous a-t-il appliqué deux bons coups de gaule !

Messire Aubry rougit un peu. Il envoya de la main un baiser tendre et respectueux à sa mère, qui lui souriait et qui était trop loin pour entendre ce que l'homme d'armes disait à voix basse.

Jeannine, la brunette, devint toute rose.

Je ne sais comment le baiser respectueux et tendre s'était divisé en chemin, mais Jeannine la brunette baissa vivement sa jolie tête sur sa broderie, comme si elle en eût reçu la moitié.

Mon ami Jeannin, répliqua Aubry d'un ton presque aussi obéissant que s'il eût parlé à son père, quand vous aviez dix-huit ans, vous valiez déjà mieux que moi, j'en ferais la gageure; mais vous ne portiez pas la lance comme aujourd'hui. J'ai idée, d'ailleurs, que si ce coquin était un Anglais de chair et d'os, je serais moins maladroit de beaucoup.

Ils revenaient au pas, côte à côte, pour prendre du champ. Jeannin, l'homme d'armes, se prit à rire.

Quand j'avais dix-huit ans, messire Aubry, dit-il, je ne

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portais point de lance. J'avais un long bâton avec une corne de bœuf au bout pour pêcher dans les sables du mont Saint- Michel, Au lieu de cuirasse, j'avais une peau de mouton pelée et un petit bissac : on disait que j'étais plus poKron que les poules!., et je ne devins brave que le jour Simonnette, ma femme, qui est une sainte au paradis maintenant, me dit : Jeannin, je t'aimerai si tu deviens un homme de cœur !

A la dérobée, messire Aubry jeta un regard vers la fenêtre était la brodeuse.

Donc, ajouta Jeannin sérieusement, ne vous réglez pas sur moi qui suis un vassal, mon jeune sire; vous avez d'autres exemples à suivre. A dix-huit ans, le chevalier Aubry de Kergariou, votre cher et digne père, était déjà la meilleure lance de Porhoët : voilà ce qu'il ne faut point oublier.

La figure du jeune homme se rembrunit. Il fit volte-face brusquement au bout de la carrière et mit sa lance en arrêt.

Gronde-moi, Jeannin, gronde-moi, murmura-t-il ; je suis un homme par la taille et j'ai des bras d'enfant ! Il faudra bien pourtant que mon père soit vengé !

Ses talons s'écartèrent pour piquer. Jeannin l'arrêta.

]\Iessire, dit-il, vous avez le cœur et le bras d'un gen- tilhomme; mais Dieu vous a donné un pauvre instituteur.

Qui? toi, Jeannin? s'écria Aubry en le regardant avec ses yeux brillants; un pauvre instituteur! Sur mon Dieu! Je t'ai vu à la besogne, ami, et je ne connais pas un chevalier, tu m'entends bien, un chevalier ! que je voulusse prendre pour maître à ta place !

Il parlait avec chaleur.

Ta main, mon ami Jeannin ! reprit-il. Gronde-moi va, gronde-moi, mais ne me dis plus que j'ai en toi un pauvre instituteur, car je me fâcherais !

L'homme d'armes serra avec émotion la main qu'on lui tendait.

Aux fenêtres, madame Reine et la fillette aux cheveux noirs regardaient curieusement cette scène. Madame Reine agita son mouchoir.

\ A LA PLUS BELLE 17

Ferme sur les étriers! commanda Jeannin; tenez la lance lâche jusqu'à ce qu'elle ait pris l'équilibre, et serrez au moment de l'attaque. Faites bien attention que le coup baisse toujours et tourne en dehors par le mouvement de la hanche. Visez au col pour la poitrine et au sein gauche pour le creux de l'estomac... Allez, messire !

Aubry piqua des deux. Pendant que son cheval prenait le galop, madame Reine souriait et l'admirait; car il avait, en vérité, belle mine. Jeannine avait quitté sa broderie et se haussait un peu pour mieux voir.

Aubry avait la lance couchée, la tête inclinée sur la crinière de son cheval, la main gauche à la bride, les jambes roidies sur les étriers.

Allez ! allez I criait Jeannin qui suivait au trot; prépa- rez-vous à volter, car vous allez manquer votre coup 1

Et pourquoi manquerait-il son coup, le cher enfant? se disait madame Reine. Jeannin est trop sévère 1

L'Anglais va lui donner un maître coup de gaule ! pensait la brunette. Pauvre messire Aubry !

La quintaine renversait légèrement son pivot en arrière, afin de rendre possible ce beau coup de lance, qui consistait à enlever le mannequin à la course et à le jeter hors des gonds comme un chevalier désarçonné. Cette inclinaison faisait que les coups de bâton portaient généralement à la tête du cou- reur; le casque, en ces occasions, n'était pas inutile.

Sur la peinture sombre du mannequin, une ligne blanche était tracée qui partait du front, suivait le nez et descendait jusqu'au bas du torse en coupant partout le centre de gravité. Si la lance du coureur touchait cette ligne blanche, le manne- quin restait immobile. Mais si la lance portait à droite ou à gauche de la ligne, le mannequin virait tout naturellement avec d'autant plus de force que le coup s'écartait davantage de la ligne et pesait sur un levier plus long.

Au dernier commandement de Jeannin, Aubry retint la bride d'instinct et trop tôt. Son cheval obéit au mors et dévia. La lance d'Aubry vint frapper la quintaine en

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dedans. La quintaine vira, et la gaule sonna sur l'acier de son casque.

Aubry chancela, tout étourdi, tant le coup était bien appli- qué.

Es-tu blessé? cria madame Reine qui trembla.

La brunette reprit sa broderie en haussant les épaules. Aubry la vit et ce fut un grand crève-cœur, car il devint tout pâle.

Non, non, ma mère, répondit-il, je ne suis pas blessé. Ce n'est pas le coup de bâton de l'Anglais qui m'a fait le plus de mal !

Qu'est-ce donc, enfant? dit madame Reine.

Aubry ne répondit pas cette fois. Son regard rencontra l'œil noir de Jeannine qui se levait sur lui furtif et repentant.

Allons! nlessire! s'écria l'homme d'armes; prenez du champ et fournissez une autre course !

Aubry était piqué vivement. Il lui fallait sa revanche. Certes, son grand désir de toucher juste lui venait en partie de la présence de sa mère. Triais une bonne moitié de ce désir, soyons franc, les trois quarts et peut-être un peu plus, se rapportaient à la gentille brodeuse.

Une moqueuse pourtant, qui avait haussé les épaules sans pitié !

Une sournoise, qui se cachait, pour rire, derrière l'épais rideau de laine drapé au coin de la croisée !

Oh I que messire Aubry la détestait 1

Jeannin, mon ami, dit madame Reine à sa fenêtre, songez je vous prie, que mon fils relève des fièvres, et ne le fatiguez pas.

Je suis à vos ordres, noble dame, répliqua l'homme d'armes en saluant; quand vous me direz : Assez ! nous finirons.

Eh ! Jeannin, mon ami ! s'écria la châtelaine avec un mouvement d'impatience, nous savons bien que vous ne donnez point ces leçons à messire Aubry pour votre plaisir |

Jeannin la regarda étonné.

A LA PLUS BELLE 19

Vous VOUS trompez, noble dame, dit-il avec respect; c'est bien pour mon plaisir que je suis à cheval auprès du fils de mon maître !

Il salua une seconde fois et rejoignit l'adolescent qui était déjà loin.

Madame Reine était toute pensive.

Reine de Maurever, veuve de messire Aubry de Kergariou, chevalier, seigneur du Roz, de l'Aumône et de Saint- Jean des Grèves, n'était point une tête légère tournant à tous vents et ne pouvant donner aux petits mystères de sa conduite d'autre explication que sa fantaisie. C'était un excellent et digne cœur. Elle avait été le modèle des épouses; elle était la meil- leure des mères.

Dix-huit ans auparavant, au temps le duc François de Bretagne expiait par la mort le meurtre de son frère Gilles, Reine de Maurever avait au front tout ce que la poésie et la beauté peuvent mettre de couronnes. La jeunesse de Reine avait été un roman hardi et pieux; son père et son fiancé, proscrits tous deux, lui avaient tous deux leur salut. Elle allait, dans ce temps, aimante et bien-aimée, du cachot languissait son fiancé au rocher désert le vieux chevalier Hue de Maurever avait faim. Les bonnes gens du mont, la voyant seule contre tous braver la mer, les sables mouvants des tangues et les hommes d'armes qui faisaient la chasse humaine avec des lévriers cruels, les bonnes gens disaient qu'elle glissait, la nuit, sur un rayon de lune, comme la Fée des Grèves, dont ils lui avaient donné le nom.

Reine avait alors seize ans, elle était plus vaillante encore que jolie.

Plus tard, elle devint dame de Kergariou, et quel charme nouveau lui apporta le sourire des jeunes mères !

Maintenant, le fils de Reine porte la lance. Reine est jeune encore; elle est toujours jolie, et cette neige légère qui couronne son front sans rides adoucit l'azur foncé de ses yeux. Est-ce bien cependant la Reine d'autrefois?

On dit que dans les pays du soleil certains arbres portent

20 A LA PLUS BELLE

en même temps leur fleur naissante et leur fruit mûr, mais rien de pareil ne se voit en notre Bretagne. On y est fleur ou fruit.

Quand Reine eut suivi un instant de l'œil la retraite de Jeannin, le beau et vaillant soldat, son regard se tourna rapide, presque méchant, vers la partie de la façade s'ouvrait cette seconde croisée, la croisée de la brodeuse aux yeux noirs.

On ne la voyait nullement, la gentille Jeannine. Elle était bien cachée pour madame Reine. Mais madame Reine la devinait à travers l'épaisse saillie de pierre. Et les sourcils délicats de madame Reine se fronçaient malgré elle, parce que le fils unique du chevalier Aubry ne pouvait pas épouser une vassale.

Voilà pourquoi M^^^ Reine avait parfois des mouvements d'impatience lorsqu'elle parlait à ce bon, à ce loyal, à ce brave Jeannin.

Jeannin, qui s'appelait alors le petit Jeannin, pécheur de coques dans les sables, avait été le bras droit de Reine au temps oîi elle était la Fée des Grèves, Jeannin avait aidé messire Aubry de Kergariou, le père, à vivre et à mourir. Depuis lors, Jeannin veillait sur l'orphelin comme une seconde providence. M™e Reine savait tout cela; elle n'était point ingrate. Elle aimait Jeannin; elle aimait aussi Jeannine, la gentille fillette. Mais elle était mère et vous ne trouverez point de femme qui garde ce facile cœur de seize ans après sa tren- tième année.

Saurait-on, cependant, assez excuser et chérir ces femmes esclaves de leur admirable devoir, qui sont mères jusqu'au bout des ongles et s'isolent dans l'égoïsme du sentiment ma- ternel? Nous les suivons dans la vie, d'un œil attendri; elles ont en effet tout oublié, excepté la grande passion de la famille; elles sont mortes au moi humain, pour s'incarner en autrui; elles veillent, exagérant le zèle, prenant tout caillou pour une montagne, toute fondrière pour un abîme, au-devant des pas de l'enfant trop aimé.

Ne sont-elles pas, ces femmes, ces mères, l'expression la plus touchante de la providence de Dieu?

A LA PLUS BELLE 21

Seulement la pauvre Jeannine n'en pouvait mais. Il faut cire juste envers chacun. Avoir seize ans n'est pas non plus un crime.

Ces mères veuves, à qui la mort a imposé la plus sérieuse de toutes les responsabilités, dépassent le but parfois. Jeannine n'était pas cause d'être belle.

Ce que M^^^ Reine avait deviné par la puissance de sa seconde vue maternelle, Jeannine n'en savait trop rien. Messire Aubry ne s'en doutait guère non plus.

Et Jeannin, ce bon Jeannin, le plus innocent de tous, et le plus malmené par M^^ Reine, Jeannin fût tombé de son haut si on lui en avait dit seulement le premier mot !

Le vrai, c'est que les mères sont sorcières !

Cette fois, messire Aubry, notre jeune gentilhomme, se disait en prenant du champ :

Scélérat d'Anglais! tu vas voir si je te manque I Le sourire moqueur de Jeannine ! chose terrible I et l'effroi

hmiiiliant de M^^^ Reine I Le traitait-on assez comme un enfant ! On avait peur pour lui du bâton du mannequin 1

C'est la main gauche qui a fait des siennes, messire Aubry, dit Jeannin avec douceur; il ne faut jamais serrer la bride au dernier moment... Si M^i^ Berthe de Maurever, votre noble cousine, vient au manoir, comme on le dit, elle voudra voir votre adresse...

Ah ! par exemple ! s'écria Aubry, je m'embarrasse bien de mademoiselle Berthe de Maurever 1

Jeannin sourit malignement.

C'était donc le soleil qui vous faisait rougir l'autre matin, quand nous passions sous ses balcons, en la ville de Dol, messire Aubry?

Bon Jeannin I ce n'était pas le soleil, non. Mais vis-à-vis de l'hôtel habité par messire florin de Maurever et sa fille Berthe, il y avait une boutique de mercière, tenue par dame Fanchon le Priol. Dame Fanchon le Priol était la grand'mère de Jeannine, qui allait la voir de temps en temps. Ce jour-là, Jeannine avait été voir dame Fanchon le Priol, et Aubry

22 A LA PLUS J3ELLE

avait aperçu la gentille brunette à travers les carreaux de la boutique.

Madame Reine savait bien, elle, que si son fils Aubry, pâlis- sait ou rougissait parfois à l'imporviste, Berthe de Maurever ni le soleil n'avaient rien à faire là-dedans. Elle eût donné beaucoup pour qu'il n'en fût point ainsi.

J'ai fait bien des lieues à pied et à cheval dans notre Bretagne, reprit Jeannin, mais je n'ai vu nulle part une de- moiselle qui soit plus noble et plus avenante que Berthe de Maurever. A votre âge, il est permis de chérir sa dame. Ne vous défendez point : personne ne songe à vous blâmer.

Aubry fit présent d'un double coup d'éperon à son beau cheval. Le cheval piqué à l'improviste, bondit sur place, puis se lança. Ferragus et Dame-Loyse, éveillés tout à coup par ce mouvement, au milieu de leurs ébats paresseux, détalèrent à la suite du cheval. On eût dit, à voir cette course soudaine- ment précitée, que le jeu s'était changé en furieuse bataille.

Par le fait, le choc fut rude, mais la victoire demeura encore au scélérat d'Anglais. Messire Aubry qui, sans doute, était un peu distrait par la réflexion inopportune du bon Jeannin, donna de sa lance à tour de bras dans l'épaule gauche de la quintaine, qui vira et lui rendit par derrière un coup de bâton généreux. Si généreux, qu' Aubry passa par-dessus la tête de son cheval et mordit la poussière.

Mme Reine joignit les mains; sa voix s'arrêta dans son gosier. Jeannine laissa tomber sa broderie et poussa un cri de terreur.

Derrière la haix de houx, un éclat de rire aigre se fit entendre et une voix qui n'avait rien d'humain lança joyeusement ces mots :

Voilà messire Aubry qui s'est cassé le cou I... ah ! ah ! ah ! En même temps, parmi le vert sombre du feuillage, une

figure étrange se montra presque au ras de terre.

III

FffiR-A-BRAS L ARAIGNOIRB

Le bizarre personnage qui avait semblé applaudir à la chute de messire Aubry ne montrait encore que sa tête. Sa tête seule était assez remarquable pour mériter une description parti- culière.

Il faut se figurer une boule parfaitement ronde dans laquelle on aurait sculpté mollement un visage, suivant les règles élémentaires et naïves qui servent aux enfants pour dessiner sur leurs cerfs-volants monsieur le Soleil ou madame la Lune. Le nez ne saillait point. La bouche était une fente droite. Les yeux, à fleur de crâne, ressemblaient aux deux moitiés d'une fève. Les sourcils, fauves et très touiïus, étaient plantés sur le front.

De nos jours, quand une maison se bâtit et que les murailles encore humides étalent au soleil la splendeur sans tache de leur plâtre tout neuf, Panotet, gamin de Paris, vient avec un charbon. La blanche robe de l'édifice adolescent a une tache. Panotet, ami des arts, trace un profil caricatural et muni d'une pipe sous lequel il écrit le nom d'un ennemi qu'il a, et puis il s'en va, léger de cœur, à ses affaires.

Cet étrange visage qui se montrait dans la haie de houx, ressemblait aux œuvres de Panotet. Seulement, le personnage

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à qui appartenaient ces rudiments de traits n'avait pas de pipe. On n'avait encore inventé que la poudre.

Sa chevelure était la partie la plus importante de son individu. A cette chevelure il devait probablement ce sobriquet de VAraignoire, qui s'ajoutait à son surnom de Fier-à-Bras.

Le mot araignoire ne se trouve point dans le dictionnaire de l'Académie. Il désigne la brosse hémisphérique et emman- chée de long, à l'aide de laquelle on détruit les toiles d'araignée. Fier-à-Bras était une araignoire emmanchée de court.

Le poil qui couvrait sa tête ronde était dru, roide, crépu, rouge comme du feu. Cette nuance ardente faisait ressortir la pâleur bouffie de sa face, qu'on aurait prise pour une ébauche mal réussie et jetée au rebut.

Et pourtant, sur cette pauvre face qui semblait être un oubli du Créateur ou une raillerie du hasard, il y avait de l'intelligence, bien plus, de la volonté. Dans quel trait résidait l'éclair latent qui donnait la lumière à ces difformités? on ne savait. Mais la lumière était là.

La tête rouge de Fier-à-Bras s'agita comme si son torse, embarrassé dans la haie, eût fait effort pour en sortir. Ce torse devait être celui d'un géant, si on en jugeait d'après le volume de la tête chevelue. INIais Fier-à-Bras était véritablement un être fantastique. Sa tête, que nous avons montrée au ras de terre, se trouvait dans sa position naturelle et normale. Fier-à-Bras était un nain de l'espèce la plus exiguë. Il n'avait que trois pieds de haut.

Son costume était celui d'un gentilhomme. Il portait les couleurs de Coëtquen, son seigneur, et un petit écusson, brodé sur son pourpoint, donnait ses propres armoiries, qui étaient d'or au dindon de gueules.

Comme on voit, Fier-à-Bras était dans les idées de Louis XI, roi de France. II se moquait volontiers de la noblesse.

Et vraiment on le laissait faire, en ce pays de Bretagne, la noblesse fut toujours si grande et si respectée. Pourquoi empêcher les nains de rire?

A L\ PLUS BELLE 25

En quel siècle voulut-on comprendre que le rire des nains est justement la chose qui tue?

Si toute grandeur a sa décadence en ce monde, si tout est menacé tour à tour, c'est que les nains rient. Chaque fois que les nains rient, quelque grande chose tombe.

Fier-à-Bras l'Araignoire sortit de la haie au moment le jeune sire Aubry de Kergariou touchait rudement le sol. Il se secoua et rajusta son costume, dérangé par les piquants du houx.

Hé! hé! dit-il, j'arrive bien. Ce gentilhomme de bois vaut mieux qu'un fils de preux en chair et en os, à ce qu'il paraît. Bonjour, Ferragus ! bonjour, Dame-Loyse !... bonjour, les autres !

Les. autres, c'étaient M™e Reine de Kergariou, Aubry, Jeannin et Jeannine. Fier-à-Bras ne daignait nommer que les chiens.

Jeannin lui fit un signe de tête amical. M^^ Reine, rassurée sur le sort d'Aubry, lui envoya gaiement le bonjour, et Aubry lui-même inclina sa lance en cérémonie.

S'il restait quelque inquiétude à M^^ Reine, cette inquiétude n'avait plus trait à la chute de son fils. Une petite voix, bien douce pourtant, lui demeurait dans l'oreille comme la piqûre importune d'un insecte. Quand elle avait crié, un autre cri de frayeur avait répondu au sien. Jeannine était là; Reine le savait.

Soit malice, soit étourderie, le nain se chargea d'envenimer la piqûre.

Comme vous voilà pâlotte ce matin, derrière votre rideau, ma belle demoiselle Jeannine ! s'écria-t-il, messire Aubry, dites-lui donc que vous n'avez pas eu de mal !

Le jeune homme rougit; Jeannine détourna la tête. Reine se mordit la lèvre. Jeannin eut un bon rire franc et naïf.

Tiens ! tiens ! dit-il; tu étais là, toi, fillette?

Eh bien ! ajouta-t-il en se tournant vers Aubry; repré- sentez-vous à la place de Jeannine qui n'est point de consé-

26 A LA PLUS BELLE

quence, votre belle cousine, Berthe de Maurever, et voyez quelle figure vous auriez faite, messire !

Cette fois Jeannine baissa la tête et Aubry regarda son aini Jeannin de travers.

]\Ime Reine se disait, l'excellente mère et la femme injuste :

Voyez comme ce Jeannin cache son jeu !

Le brave homme d'armes ne cachait assurément rien du tout.

Qu'avons-nous donc? reprit Fier-à-Bras jouissant de l'embarras qu'il avait fait naître; sommes-nous à l'enterre- ment? Il n'y a de gaillard ici que moi et messire l'Anglais... Soyez tranquille, Kergariou, avant qu'il soit un mois vous coucherez votre lance devant des quintaines de chair et d'os, car le roi de France est en colère !

Tu sais des nouvelles, enfant? demanda vivement M"^e Reine.

Il faut vous dire que Fier-à-Bras avait bien une quarantaine d'années. Mais, ceci est encore un trait de caractère, M^^ Reine, la ciinrmante femme, ne riait jamais et s'entourait d'un haut rempart de dignité un peu empesée. Appeler le nain Fier- à-Bras ou V Araignoire, c'eût été déroger à sa gravité, c'eût été presque rire.

Mme Reine avait si grande frayeur de tomber dans le péché de frivolité, que l'ennui suintait autour d'elle comme l'humi- dité glacée aux parois d'une cave. Elle appelait cela tenir son rang.

La chose terrible, il faudra bien vous le dire une fois ou l'autre, la chose terrible, c'est que Jeannin, le pauvre bon Jeannin, était beau comme Apollon. M"i^ Reine avait des yeux, des yeux charmants, même sous ses cheveux blanchis en nuit de torture.

Des yeux perçants surtout, des yeux jaloux ! Elle regardait sans cesse autour d'elle pour voir si quelqu'un pouvait éclipser son fils Aubry.

Or, Jeannin était trop beau; il faisait tort à messire Aubry. Auprès de Jeannin, messire Aubry ne brillait pas assez. Qui ne connaît la coquetterie des mères?

A LA PLUS BELLE 27

D'un autre côté, ce Jeannin avait une fille qui était aussi trop belle pour le repos et l'intérêt du même messire Aubry, vous sentez que cela devenait intolérable 1

Encore, si on avait pu se débarrasser de ce Jeannin et de sa fille ! Mais ce Jeannin, derrière sa douce modestie, était un liomme important dans le pays. Plus d'un chevalier eût envié l'estime le tenait François II, duc de Bretagne. D'ailleurs, c'était un si vieil ami! Jeannin avait vu naître l'héritier de Kergariou, Jeannin avait eu le dernier soupir de messire Aubry, qui avait laissé autrefois à sa garde M°^^ Reine et son enfant.

Jeannin aimait 'M^^ Reine à la fois comme sa suzeraine et comme sa sœur. Pour elle et pour l'héritier de Kergariou, il eût donné mille fois sa vie. S'il avait su que sa fille était un danger pour Aubry, il eût pris sa fille en croupe et se fût enfui avec elle au bout du monde.

Mme Reine ne voulait pas voir cela. Elle se défiait. Elle était mécontente d'elle-même et mécontente d'autrui. Il lui fallait des victimes.

Oh ! oh 1 dit le nain, vous me demandez des nouvelles, noble dame? Il est bientôt onze heures et j'aimerais mieux dîner... Des nouvelles! saint Jésus! Il en manque bien des nouvelles ! Ne savez-vous pas que le mangeur d'enfants a volé les deux filles d'Haynet Beaulieu, du bourg de la Rive?

Est-il possible ! s'écria M^^ Reine : deux pauvres anges qui n'avaient pas dix ans !

Jeannine avait quitté sa broderie pour écouter. Le nain s'était approché jusque sous le balcon s'accoudait la châte- laine.

Dix ans, onze ans, ça va jusqu'à douze ans, reprit-il; mais il enlève aussi les demoiselles de dix-huit ans, ajouta-t-il tout à coup en se tournant vers la fenêtre de Jeannine; c'est un ogre à marier... gare à celles qu'il épouse !

L'as-tu vu, toi, enfant, ce monstre abominable? demanda Mme Reine.

Oui, oui, répliqua le nain; c'est un beau cavalier... grand

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et fort, qui est noble comme vous et moi. Il a nom le comte Otto Béringhem; il est venu d'Allemagne avec les pèlerins du mont. Si je connais l'Homme de Fer! Dieu merci ! je connais tout le monde!... Holà! reprit-il en s'interrompant, voilà maître Jeannin qui va montrer à messire Aubry comment on pique un Anglais de droit fil ! Voyez, voj^ez, noble dame, quel homme d'armes fait ce Jeannin ! Vous iriez à Paris, la grande ville, avant de trouver son pareil !

]\,j;me Reine fronça le sourcil et tourna la tête.

Jeannin avait pris, en effet, du champ et venait au galop sur la quintaine. Il était incliné sur le garrot de son cheval, et tenait sa lance de manière à frapper le mannequin de bas en haut, afin de faire ce beau coup qui consistait à enlever l'An- glais, le Sarrasin, ou tout autre coquin de son pivot et à le lancer sur le sable.

Messire Aubry suivait, attentif.

Fier-à-Bras avait raison, il était impossible de voir un cavalier plus parfait que Jeannin : force, grâce, adresse tout était en lui. Son corps souple suivait les mouvements du cheval, comme si les quatre jambes du vigoureux destrier eussent été la base naturelle de ce torse harmonieux et robuste.

Le vent de la course prenait ses cheveux blonds, dont les anneaux se jouaient sur l'acier étincelant du casque.

T\];me Reine avait la tête tournée en sens inverse, mais, néan- moins, elle voyait tout cela. Personne n'ignore que le regard des dames se moque de toutes les lois de l'optique. M"^^ Reine haussa les épaules.

En ce moment, la lance de Jeannin toucha la quintaine sous le menton, juste au centre de gravité, l'enleva à dix pieds du sol et la jeta au loin.

Bravo I cria Fier-à-Bras.

Bravo ! cria Aubry.

Jeannine frappa ses deux petites mains blanches l'une contre l'autre.

Merci Dieu 1 dit M™^ Reine avec impatience ; voici un bel exDloit. maître Jeannin I Vous sied-il bien à votre âge de

A LA PLUS BELLE 29

faire montre de voire force pour humilier mon pauvre fils Aubr}' !

Jeannin ne répliqua point, mais il changea de visage.

Fier-à-Bras leva sa houssine, et se prit à fustiger d'impor- tance l'Anglais renversé.

Tiens, scélérat, tiens! s'écria-t-il ; tiens! tiens! tiens!... tiens encore !

Il frappait à tour de bras et de si grand cœur qu'il en perdait haleine. Il s'arrêta quand le soufïle lui manqua tout à fait, et dit en essuyant son front baigné de sueur :

Maugrebleu 1 voilà comme nous sommes, moi et M™e Reine ! Nous frappons sur les gens qui ne nous le rendent point!

IV

LE DINER

Fier-à-Bras l'Araignoire était un nabot de beaucoup d'esprit. En frappant l'Anglais à terre, il faisait la critique sanglante des colères folles de M^^^ Reine. Mais Jeannin ne l'entendait point, le pauvre Jeannin. Il se désolait de tout son cœur et se disait comme toujours :

Qu'ai-je donc fait à M°^^ Reine pour qu'elle me déteste ainsi maintenant.

Et il ne se révoltait pas plus que l'Anglais de bois contre les coups de houssine de Fier-à-Bras.

Le cadran solaire marquait onze heures. Dans la campagne, derrière les futaies et parmi les clairières qui descendaient à la Rance, on entendit des huchées. Les routes montant au manoii s'emplirent de bestiaux et de pastours. C'était une belle et bonne terre que le Roz. A l'heure du dîner il y avait bien trente gars et servantes autour de la table de la cuisine.

La cloche tinta. Le nain fit une pirouette à cet appel de bon augure.

Au nord, au sud, à l'orient, au couchant, ces refrains mono- tones et mélancoliques qui se ressemblent tous et qui soni comme l'éternelle chanson de la campagne bretonne, se répon- daient et alternaient. C'était un concert. Tantôt le vent mêlait tous les couplets; tantôt une voix rauque et gémissante s'éle-

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vait en solo parmi le mugissement des vaches grasses et le bêlement des brebis qui faisaient orchestre. Pelo le bouvier chantait à tue-tête :

Perrine, ma Perrine, Lon 11 lan la, La deri deri deral Perrine, ma Perrine, sont tes veaux allés?

sont tes veaux allés? (bis) Y sont dans la grand'prée, Lon li lan la, La deri deri dera...

Et la petite Jouanne, qui gardait les oies, lui répondait en fausset suraigu :

L'mien en bel équipaige Venait me voir au jour O' tous ses biaux atours. Si les chiens du villaige No l'auriont point connu, L'auriont, ma f â, mordu I

Qu'il a d'un' chemisettte Marquetée d'au pougnais. D'un vestaquin d'drougnais, Des ganaches grisettes, Gilet o' des ribans, Li pendant par davant (1).

(1) Premier couplet. Le mien (mon fiancé) en belle toilette venait me voir au jour. Avec tous ses beaux atours, si les chiens du village ne l'avaient pas connu, ils l'auraient, ma foi, mordu.

Deuxième couplet. Il a une chemise brodée au poignet, un habit de droguet et des guêtres grises, un gilet avec des rubans qui lui pendent par devant.

A LA PLUS BELLE 33

A quoi Mathelin, le pasteur des gorets, répliquait, racontant ses premières aventures :

Da, ma, d'auprès ed'ma cocotte

J'tas point bâlant Je li faisâs de toute sorte

De qu;mplimens, Sapergouenne I Je 11 faisâs de toute sorte

De qui mpU mens 1

Je 11 parlas de nos chairettes

Et de nos bœufs Et j'ii juras que nos poulettes

Pôna'nt des œufs,

Sapergouenne (1) I etc.

Tous ces chants, dont les paroles sont si moqueuses, si gaies, se disent sur des airs modulés en mineur, rhythmés selon la coupe lente et triste, particulière à la Bretagne, et finissent sur une cadence pleurarde, toujours la même.

Peu à peu bestiaux et valets envahirent la plate-forme. Les valets venaient prendre leur repas; les bestiaux allaient passer les heures du grand soleil à l'étable.

Les maîtres étaient déjà dans la salle à manger.

La salle à manger du Roz était une grande pièce pavée en ardoises plates, froide malgré l'ardent soleil du dehors, et mon- trant à ses murailles nues l'humidité qui incessamment perlait. ' Un énorme buiïet de chêne noir ouvré, formé de deux bahuts superposés, tenait tout le fond de la salle, dans le sens de sa lon- gueur. Vis-à-vis du buffet, un dressoir les assiettes de terre brune se mêlaient fraternellement aux plats d'argent, allait du sol à trois pieds du plafond.

(1) Dame, moi, auprès de ma promise, je n'étais pas embarrassé, je lui faisais toutes sortes de compliments. Je lui parlais de nos charretU^^ et de nos bœufs; je lui jurais que nos poules pondaient dss œufs.

34 A LA PLUS BELLE

Au-dessus de la porte d'entrée, un artiste indigène avait peint des pommes horriblement rouges et des raisins dont le renard se serait privé avec plaisir. Au beau milieu de cette œuvre d'art, les écussons de IMaurever et de Kergariou, accolés sous le même cimier de chevalier, unissaient leurs émaux amis. Çà et aux murailles pendaient des andouiUers de cerf.

C'était tout.

Ajoutez une énorme table, pliant sous le poids du bœuf, du porc et de la venaison, des chaises de bois sculptées et un pail-^ lasson, épais de quatre doigts, pour la châtelaine, vous aurez une idée parfaitement exacte de la salle à manger du Roz.

Il y avait eu denobles festins, du temps de M. Hue de Mau- rever, et encore du temps de feu messire Aubry de Kcrgoriou. Mais ils étaient morts tous les deux, et les festins ne vont pas bien sous le toit d'une veuve.

]\ime Reine n'était, croyez-le, ni avare ni insociable. Seule- ment, elle se tenait à sa place.

Personne dans le pays n'était plus honoré qu'elle. A tous égards, elle le méritait, la bonne dame. Les défauts qu'elle avait ne nuisent point aux étrangers indifférents. Ses jolis ongles griffus n'écorchaient que les proches et les dévoués.

Longtemps, la Bretagne avait gardé ces belles mœurs des aïeux insulaires que Walter Scott a si souvent et si ma- gnifiquement décrites; longtemps, maîtres et serviteurs s'étaient assis à la même table, dans la commune hospitalité du manoir.

Au xv^ siècle, il n'en était plus ainsi. La table des maîtres n'appartenait qu'aux hôtes nobles et à ces pensionnaires pri- vilégiés qui s'appelaient la maison.

Chez les grands seigneurs, la maison était composée de gen- tilshommes.

Chez les simples nobles, la maison formait une classe inter- médiaire qui prenait au-dehors le pas sur la bourgeoisie, et qui, en réalité, empruntait quelque importance aux armes qu'elle portait.

C'étaient Téouyer, le page ou les pages, les hommes d'armes.

A LA PLUS BELLE 35

C'étaient encore l'intendant, l'aumônier, parfois le maître veneur.

Au manoir du Roz, il n'y avait point d'hommes d'armes à demeure. Toute la maison, fors dom Sidoine, le cha- pelain, prenait, à l'occasion, l'épieu ou l'épée. Jeannin faisait office d'écuyer. Il y avait un petit farfadet nommé Marcou de Saint-Laurent, qui était page. L'intendant avait nom maître Bellamy ; il cumulait cet office avec celui de majordone.

Ces divers officiers, avec Jeannine, fille de l'écuyer qui était en même temps chargé de l'éducation militaire du jeune Aubry avaient seuls le droit de s'asseoir à table.

Dom Sidoine servait de précepteur à Aubry.

Fier-à-Bras avait sa petite table particulière auprès de Mi^e Reine, qui conciliait ainsi sa gravité un peu vaniteuse et le faible qu'elle avait pour le nain.

On prit place.

Marcou de Saint-Laurent le page, laid petit coquin, fort peu semblable à ces enfants ennuyeux et langoureux qui lèvent leurs yeux blancs vers le ciel sur la couverture de nos romances, Marcou trouva moyen de frotter les cheveux rouges à Fier-à- Bras. Il avait quinze ans, ce Marcou; il tirait la langue à Jean- nine et ne se doutait pas que le xix^ siècle ferait sur lui soixante mille couplets idiots, mais romantiques, avec accompagne- ment de piano.

Il n'aimait guère que le brelan, le vin nantais, qui n'est pour- tant pas nectar, et le noble jeu de la grenouille, dont il sera parlé plus tard.

Fier-à-Bras lui rendit sa politesse en lui pinçant le mollet, qu'il avait maigre, jusqu'au sang.

Sur ces entrefaites, chacun se recueillit, et dom Sidoine prononça le Benediciie.

Amen ! dit Fier-à-Bras, qui pinça le mollet du page Mar- cou de Saint-Laurent, pour la seconde fois.

Le page voulut lui rendre son espièglerie, mais IM^^e Reine toussa sec et dit à Jeannine :

30 A LA PLUS BELLE

Je VOUS prie de tenir votre croisée close le matin, ma fille... le soleil d'août est malfaisant.

11 suffît, madame, répondit Jeannine.

Non, ma fille, cela ne suffît pas ! à votre croisée close, vous voudrez bien attacher des rideaux et les tenir fermés.

Je le ferai, madame.

Oh ! oh 1 se dit Marcou, messire Aubry ne courra plus si souvent la quintaine 1

Aubry regardait Jeannin à la dérobée pour voir s'il mani- festerait de la surprise ou du mécontentement, mais Jeannin était à cent lieues de deviner les motifs de M"^e Reine en prononçant ces mots : « le soleil d'août est malfaisant; » et l'idée des rideaux lui sembla une attention délicate.

D'ailleurs le bon Jeannin avait gagné grand appéLit en cou- rant la quintaine. II mangeait sérieusement une honnête tranche de bœuf entrelardée, et ne cherchait point malice en ce qui se disait à l'entour.

Je le connais, le soleil d'août! s'écria le nain; tout à l'heure je chevauchais sur les grèves, et le soleil d'août s'amu- sait à me gâter le teint...

Tu chevauchais, toi, l'Araignoire? interrompit Marcou.

Pourquoi non, sire fainéant?.

M'est avis que pour chevaucher il faut des jambes

Ou des pattes, maître fallot, puisque les singes et toi vous enfourchez la selle! moi, il ne me faut ni jambes ni pattes; Huguet l'homme d'armes, m'assied sur le pommeau de la selle, ou bien Catiolle, la mareyeuse, me met dans un des paniers de sa bourrique... Ah ! maître Marcou, voilà une bête encore plus paresseuse que toi, la bourrique de Catiolle !

Le page chercha en vain une réplique, fit la grimace et re- garda son assiette. Chacun avait envie de rire, mais personne ne riait, à cause de la jolie M^^e Reine, qui faisait à elle seule un effet plus dolent que cinquante aunes de serge noire semée de larmes d'argent.

Fier-à-Bras, vainqueur, but rasade d'un air satisfait

Donc, noble dame, reprit-il, puisque votre page veut bien

A I.A PLUS BELLE 37

donner la paix aux hommes raisonnables, je vais vous dire ce que j'ai appris là-bas de l'autre côté du Couesnon sur les choses de l'État. Le sire de, Coëtquen, mon seigneur, auprès de qui je tiens charge noble, étant à la cour de François II de Bre- tagne, j'ai du bon temps que j'occupe à mes afTaires et à mes amours.

Cette fois Marcou éclata, et tout le monde l'imita, sauf ]\j;me Reine et la pauvre Jeannine, qui était rose depuis le front jusqu'aux épaules de la semonce détournée qu'on lui avait faite.

Et quelles sont tes amours, Fier-à-Bras, mon mignon? demanda messire Aubry.

S'il vous plait, mon cher sire, répliqua le nain, ce sont les tourtes d'Ardevon, au bord de la grève normande. Dame Lequien, la boulangère, y met des raisins de Gascogne, des fleurs d'oranger, du miel et bien d'autres douceurs. Je suis fidèle de cœur et constant comme un vrai chevalier doit l'être. Depuis que je porte l'épée, j'aime les tourtes d'Ardevon. Quoi qu'il arrive, je fais serment sur mon blason de les adorer toujours I

La gourmandise est un péché mortel, fit observer dom Sidoine.

Et je te prie, enfant, ajouta M^^ Reine, choisis ailleurs tes sujets de plaisanterie. A ma table, tout ce qui regarde la noblesse et l'honneur des chevaliers doit être respecté.

Fier-à-Bras s'inclina d'un air confus et répondit :

Il sera fait suivant votre volonté, noble dame. Je vais vous parler sans rire de l'Homme de Fer, le comte Otto Bé- ringhem, qui ouvre l'estomac des petits enfants par curiosité scientifique et sans songer à mal.

Prends garde !... commença madame Reine.

Vous ne voulez pas? répliqua encore le nain, exagérant l'humilité de sa posture. Eh bien! je vais vous entretenir du premier chevalier qui soit en cet univers, du roi Louis de France lequel fait dessein d'envoyer un mortel maléfice à son cher cousin, François de Bretagne, notre seigneur.

Toutes les têtes se dressèrent attentives.

38 A LA PLUS BELLE

Le nain, cachant son sourire narquois, feignit de se mépren- prendre.

Vous ne voulez pas? ajouta-t-il pour la troisième fois, alors je vais boire, manger et me taire.

FIER-A-BRAS l'aRAIGNOIRE TIENT LE DE LA CONVERSATION

Fier-à-Bras s'emplit la bouclie de venaison et fit mine de se donner tout entier à son appétit. Il avait éveillé l'attention excité l'impatience; il pouvait manger à son aise. Autour de la table on attendait. Jeannin surtout fixait sur le nain ses grands yeux la curiosité se montrait franchement.

Le nain tenait rigueur.

Que parlais-tu du roi Louis de France, enfant? demanda enfin Mme Reine?

Ah ! répliqua l'Araignoire, on dit ceci et cela, vous savez bien, noble dame. Il y a tant de bavards ici-bas ! Je pense que le soleil d'aujourd'hui va hâter la moisson, n'est-ce pas vrai?

Tu disais?...

Oui, oui !,.. Quant à dire, voyez-vous, il y en aurait pour jusqu'à demain ! Tous ces pèlerins qui viennent on ne sait d'où, d'Italie, d'Allemagne, de Bohême, pour s'agenouiller dans la basilique de Saint-Michel, tous ces pèlerins étrangers ont cha- cun deux ou trois lùstoires... Et figurez-vous que les hôtelleries d'Avranches et de Pontorson regorgent, mais ce n'est rien : On voit des tentes le long de la côte depuis Couesnon jusqu'à la Sée. Le vieux père Bruno prétend que le nombre de ces errants s'élève à trente mille.

40 A LA PLUS BELLE

Trente mille! répéta M'^'e Reine; voilà une belle dévo- tion!

Ce n'est pas trop pour la gloire de Monseigneur saint Michel archange ! dit le chapelain dom Sidoine.

Ce ne serait pas assez s'ils venaient pour le saint archange repartit Fier-à-Bras; mais, sur trente mille pèlerins, il y a bien vingt milliers de taupins, égyptiens, zingares, baladins et autres, sans compter les chrétiens comme le chevalier comte Otto Béringhem, qui est venu, lui aussi, de bien loin, et non point pour le grand saint Michel.

Mais le roi Louis onzième... insista encore M™e Reine.

Eh bien ! c'est justement l'Homme de Fer qui doit jeter pour lui le maléfice. Personne n'ignore que le comte Otto est initié aux sorts napolitains et versé dans les mystères de la magie noire. Les enfants qu'il enlève et qu'on ne revoit plus, servent à ses terribles pratiques. M. de Coëtquen, mon seigneur, m'a conté comme quoi on avait mis à mort jadis le maréchal Gilles de Laval, baron de Raiz, pour les enfants, jeunes garçons et jeunes filles qu'il avait poignardés dans son château de Tif- fauges. Le Malin hurla pendant quinze nuits dans les forêts de Pousauges et de Château-Morand, pleurant son fils, décapité par le glaive... Si on coupe la tête du noble comte Otto, vous verrez que le Malin hurlera pendant un mois I

Et, demanda Jeannin qui écoulait tout cela fort atten- tivement, pourquoi le roi Louis onzième veut-il jeter un malé- fice à notre seigneur le duc?

Voilà ! fit l'Araignoire avec emphase; voilà ce que bien des clercs et même bien des gentilshommes ne sauraient pas vous dire. Mais moi, quand je voyage, cela profite à mon instruction. Ne vous impatientez pas, noble dame.

Le nain venait de surprendre un vif mouvement d'impa- tience échappé à la digne et grave M"^e Reine. JNIais il se faisait trop d'honneur en se l'attribuant, on ne songeait point à lui. Madame Reine avait intercepté un regard que messire . Aubrj' lançait à certaine adresse; elle avait vu en outre deux larmes qui roulaient sur la joue de Jeannine. La jeune fille

A LA PJX'S BEIJ.E 41

les avait bien vite essuyées, ces deux larmes. Mais l'œil de J\I '»e Reine était agile.

Il n'y eut du reste que M™^ Reine à voir le regard de messire Aubry et les larmes furtives de la fillette. Jeannin était tout entier à sa tranche de bœuf presque achevée, et à l'histoire du nain qui commençait. Marcou cherchait une espièglerie à faire. Dom Sidoine épurait, en idée, un texte obscur de certain manuscrit du ix^ siècle. Maître Bellamy se demandait combien Binic, le fermier du Moulin-Bernier, moudrait de sommes à un dernier tournois la double, pour parfaire deux écus qu'il rede- vait sur son bail.

Tant il y a ,reprit le nain, qu'après avoir mangé deux tourtes chez la mère Lequien, et les deux tourtes étaient bonnes, j'ai poussé jusqu'au I\Iont-Saint-^Iichel pour voir le roi...

Le roi est donc au Mont-Saint-Michel? demanda encore Jeannin.

Eh! s'écria M™e Reine avec un peu d'aigreur, si vous ne laissez pas parler l'enfant il n'achèvera jamais !

Maître Jeannin, dit Fier-à-Bras, vous êtes un soldat vaillant, mais du diable si vous savez d'où vient le vent aujour- d'hui !,.. Le roi est arrivé au ^lont-Saint- Michel pour installer son nouvel ordre de chevalerie. Voilà qui sera beau, la fête de consécration 1 Tubœuf ! messire de Coëtquen me donnera sa vieille cape pour me faire un pourpoint neuf, et je marcherai derrière les deux filles d'honneur de M™e Jeanne, sa femme, pour donner ainsi du relief à la maison... Donc, quand je suis entré au monastère, la grève était pleine de soudards français qui chantaient vêpres d'enfer, de pèlerins étrangers avec leurs enfants et leurs femmes. Tout cela grouillait sur le sable; les soldats poussaient les pèlerins qui maudissaient les soldats; les femmes faisaient semblant de frémir et regardaient par dessous les casques luisants; les enfants criaient comme un millier de pies ! Moi, je mangeais le reste de ma deuxième tourte sans rien dire : un homme n'a que faire de se mêler à ces piailleries. Voilà donc qu'on m'ouvre la porte et que je dis au tourier, qui est de mes amis :

42 A LA PLUS BELLE

Bonjour, frère Etienne, je viens voir un peu le roi.

Eh bien, Tranche-Montagne, me répondit frère Etienne (il a l'habitude de m'appeler Tranche-Montagne), tu n'as qu'à attendre au bas de l'escalier de la salle des gardes; le roi va passer.

J'avais fini ma seconde tourte, qui était bien la meilleure des deux. J'allai m'asseoir sur la dernière marche de l'escalier. Les soudards me regardaient. Vous savez que tout le monde me regarde. Pourquoi? Demandez aux innocents pourquoi ils mirent la lune !

J'entendis des pas derrière moi sur le pavé de la salle des gardes. Je me retournai. Je vis un bonhomme à l'air malade, habillé de drap brun, avec un bonnet à visière comme les co- quetiers montois. A son bonnet pendaient des amulettes d'étain. Il portait, attaché à une chaîne d'orfèvrerie, au beau milieu de la poitrine, un Saint-jMichel en argent, gros comme la moitié de ma tête. Il était tout seul avec le prieur claustral. Mais à ce moment-là, des trompettes cornèrent au dehors, et il se fit un grand remue-ménage. La porte du couvent s'ouvrit à deux battants. Un seigneur doré, empanaché, un beau seigneur, celui-là, entra dans la courtine avec une escorte superbe.

Ah ! ah ! me dis-je, voici, bien sûr, le roi !

Non, non, me répondit frère Etienne, qui était à côté de moi : c'est Jean d'Armagnac, comte de Comminges, qui a été envoyé en mission près du duc de Bretagne.

La courtine s'emplissait de gentilshommes et de soldais. Je cherchais toujours le roi. Quand le comte de Comminges aperçut le bonhomme habillé de drap brun, il s'approcha et lui baisa la main. Après quoi, il lui parla en l'appelant : Sire et Votre Majesté. Le bonhomme était bel et bien le roi Louis onzième I

Quelle que soit l'opinion du lecteur sur la façon de conter de Fier-à-Bras l'Araignoire, il est certain qu'il obtenait un énorme succès d'attention.

Il poursuivit ; Le roi dit ;

A LA PLUS BELLE 43

Eh bien ! monsieur de Comminges, notre beau cousin de Bretagne est-il content de nous?

Il paraît que ce Comminges s'était rendu auprès du duc Fran- çois pour lui offrir, de la part du roi, le cordon du nouvel ordre de Saint-Michel...

Par mon patron ! s'écria Jeannin, j'ai entendu parler des statuts de ce nouvel ordre et du serment des chevaliers. Si notre seigneur le duc a accepté, autant valait faire hommage- lige pour le duché de Bretagne, et se reconnaître sujet du roi.

C'était bien ce que le roi voulait ! dit le chapelain Sidoine. Il y avait, à cette époque, en Bretagne, dans toutes les classes

sociales, une si profonde horreur de la domination française, que chacun, autour de la table, se sentit le cœur serré comme à la dernière passe d'une partie décisive.

Si le roi voulait cela, continua Fier-à-Bras, le roi avait compté sans son beau cousin, car voici ce que Comminges lui a répondu :

Sire, le duc François rend grâce à Votre Majesté, mais U ne peut accepter l'honneur que votre bonne affection lui destinait.

A cette nouvelle le roi est devenu vert, mais vert I Puis il a souri tout doucement. Puis encore il a baisé avec bien de la dé- votion sa grosse image de Saint-Wichel.

Frère Etienne m'a glissé à l'oreille :

J'aime mieux être dans mes chausses que dans celles du duc François, Tranche-Montagne !

Je vous ai déjà dit qu'il avait l'habitude de m'appeler Tran- che-Montagne; comme je descendais la rampe pour m'en retour- ner, j'ai entendu les hommes d'armes qui disaient qu'on don- nerait mille écus d'or à l'Homme de Fer pour qu'il jette un maléfice à François de Bretagne.

Le nain se tut. Un assez long silence se fit.

Nous vivons dans un temps de malheur, dit M™e Reine; que peut faire une pauvre femme qui n'a plus d'époux?

11 y avait des larmes dans ses yeux. C'était le souvenir de l'homme véritablement aimé qu'elle avait perdu.

^ A LA PLUS BELLE

Et ce souvenir la fit tout à coup ce qu'elle était autrefois : tendre et bonne.

Serrons-nous les uns contre les autres, mes amis, reprit- elle; Jeannin, veille sur l'enfant de ton seigneur; fais-en bien vite un homme fort et redoutable aux. méchants comme tu l'es toi-même; Jeannine, chère petite, ne soyez plus triste. PaHois, ce que je crains et ce que je souffre conduisent ma parole au delà de ma pensée. Venez m'embrasser, ma fille.

Jeannine courut à M°ie Reine et lui baisa les mains avec une ardeur passionnée. IM"^^ Reine l'attira sur son cœur.

Aubry se cachait pour sourire et ses yeux étaient humides.

Jeannin ne comprenait point trop ce qu'il y avait au fond de cet attendrissement subit, mais il en était bien heureux.

Dom Sidoine, dit M^^ Reine, veuillez nous réciter les Grâces.

Tout le monde se leva. Le chapelain prononça l'oraison latine à haute voix.

Je vous prie, dom Sidoine, reprit la châtelaine, ajoutez un verset à notre prière du soir pour le salut de notre seigneur le duc en ce monde et dans l'autre.

Noble dame, dit maître Bellamy, l'intendant, vous plaît-il recevoir aujourd'hui mes comptes?

]\{me Reine s'appuya sur le bras maigre de maître Bellamy et sortit de la chambre. De même qu'une odeur d'ambroisie restait sur le passage de Vénus, de même une douce musique de clés vibra dans l'air un instant après le départ de la jolie châtelaine.

Quand la porte f«t retombée derrière elle, dom Sidoine regagna sa retraite, afin de donner un coup d'œil à ce certain manuscrit du ix^ siècle.

iMarcou de Saint-Laurent prit sa volée, sans songer à tirer les cheveux de Fier-à-Bras.

Aubry releva ses yeux sur Jeannine qui baissa les siens.

Fier-à-Bras s'approcha du bon écuyer.

Maître Jeannin, lui dit-il, si vous voulez, votre fille sera la femme d'un chevalier 1

K

A LA PLUS BELLE 45

Jcannin, étonné regarda le nain en face. Il eût mieux fait de regarder du côté de messire Aubry, qui disait à sa fillette .

Jeannine, je vous eïi prie, ne me refusez pas; il faut que je vous parle !

Le nain riait à la barbe du bon Jeannia.

Oui, oui, ajouta-t-il en songeant tout haut, et cette fois sans railler, oui, certes, et si tu avais autant de finesse que tu as de vaillance et de loyauté, mon ami Jeannin, ce ne serait pas une mésalliance pour le chevalier qui épouserait ta fille !

Jeannin étendit la main pour le saisir.

M'expliqueras-tu les billevesées que tu viens me chanter depuis un mois, méchant lutin?... commença-t-il.

Mais Fier-à-Bras, se retournant soudain, lui glissa entre les jambes comme une couleuvre, passa sous la table et s'enfuit en riant.

\

\

VI

FIER-A-BRAS CONTINUE d'ÊTRE UN NAIN d'iMPORTANCE

Dans la cuisine on n'avait pas encore fini de dîner, La cuisine était, sans contredit, beaucoup plus gaie que la salle à manger. D'abord il y avait le cuivre brillant des chaudrons et bassins qui reluisaient allègrement à gauche de l'énorme cheminée. Ensuite le soleil de midi jetait deux larges rayons par les fenêtres à barreaux de bois, et mettait en lumière des myriades d'atomes qui joyeusement tourbillonnaient. Sous la cendre du foyer quelques tisons fumaient. Le soleil se glissait oblique, détachait la grande crémaillère de son fond de suie diamantée, et donnait à la spirale de fumée qui montait avec lenteur des tons de perle et d'azur.

Ferragus et Dame-Loyse, placés symétriquement aux deux coins du foyer et dormant du môme sommeil dans une pos- ture semblable, eussent révélé au plus naïf des grammairiens l'étymologie frappante et authentique du mot chenet.

D'autres chiens de races mêlées gagnaient leur vie sous la table, entre les jambes des convives, ou bien se disputaient un fond d'écuelle sur la terre battue et montueuse qui faisait office de plancher.

A la tête des serviteurs du Roz se plaçait un vieux couple : Mathurin et Goton, le mari et la femme. Mathurin était pour les

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bœufs de labour et les chevaux de trait; Goton tenait la linge- rie. On les regardait comme deux époux modèles : il y avait quarante ans qu'ils se battaient avec fidélité en s'aimant de même.

Venaient ensuite Pelo le bouvier-engraisseur, Matlielin, le pasteur des gorets, et la petite Jouanne qui gardait les oies à la mare.

Puis Josille le bûcheron, puis Bertrade la grosse trayeuse, puis maître Andoux le reboutoux (Rebouteur, chirurgien villageois.)

Maître Andoux soignait d'un zèle pareil les chrétiens et les bêtes.

A tout coup (1) 1 dit Josille, si c'est qu'on l'a vu, bien vu, vraiment vu, v'ia qu'est drôle, ma foi jurée ! Quoique tout ce qu'on dit ne sont point paroles d'Évangile !...

Boute-mâ un p'tit d'galette, Mathelin, cria Bertrade; et quant à c'qu'est d'ça qu'on l'a vu, qui qui l'a vu?

Qui qui l'a vu? répéta Josille de cet air qu'on prend pour faire une réponse péremtoire et foudroyer l'incrédultié; à tout coup, la Bertrade, ah I dame, je ne sais point qui qui l'a vu, mais sûr et certain, on l'a vu, aussi vrai que t'as un petit-z-yeu et un grand-z-yeu... que ton petit ergarde à Dol, et que ton grand, ergarde à Plédihen... Bédame !

Cette plaisanterie était du calibre voulu pour faire rire l'as- sistance. Bertrade, qui louchait, répliqua rondement :

Oh ! là, là, mon Dieu donc, José, mon pauv'gars ! Quand c'est que j'ergardais tout dret d'vant mé, j'veyais toujou ta goule... (2) et doucettement, pour ne plus l'voir, ton bec, qu'est d'travidle, j'mai habituée à ergarder gauchâ 1

Mon doux Jésus sauveur; s'écria la vieille Goton; v'ià comme les filles parlent més'hui 1 hayen I hayen 1 t'es t'une défrontée, la Bertrade !

(1) A tout coup est une redondance bretonne, une sorte de verumenimve.ro armoricain. Un vrai bon gars de la haute Bretagne ne dit pas trois paroles sans lâcher : à tout coup, qui se prononce : ai' coup.

(2) Ta gueule, ta figure.

A I.A l'I.US BELLE 49

Q'a n'a pourtant point commencé ! fit observer Mathu- rin, mari de la préopinante.

Tu vas la soutenir, est-ce pas vi-ai, bonhomme? demanda- t-elle avec menace.

Tu m'en empêcherais-ti, la bonne femme?

On avait vu des querelles, entamées moins vivement, aboutir à d'afîreux combats entre Baucis-Goton et Philémon Mathurin. Heureusement que le paysan breton est tenace de sa nature et ne se laisse pas distraire volontiers de l'objet qui occupe sa pensée. Personne n'avait envie de voir les deux époux se livrer bataille. On voulait savoir.

Qui qui Va y«? Voilà quelle était la grande question.

Car il s'agissait d'un être étrange et terrible, de l'Homme de Fer, du comte Otto Béringhem, le tueur d'enfants, l'ogre à la barbe bleue, le mécréant, etc. Tous ces noms étaient à lui.

Allons ! allons I vieille Goton ! dit Pelo le bouvier; allons I Mathurin sans dents, la paix !

Suivant l'usage éternel, Mathurin et Goton allaient s'unir pour tomber à bras raccourcis sur le médiateur, lorsque la petite Jouanne, que sa langue démangeait depuis une heure, remit sur le tapis la question brûlante.

Y en a plus d'un qui l'a vu, dit-elle, sans compter Yvon, le pâtour du Presbytère.

Yvon l'a vu ! s'écrièrent à la fois cinq ou six voix.

Et personne ne s'occupa plus du \deux couple batailleur. Jouanne rougit d'orgueil et de plaisir devant l'attention excitée par elle.

Oui! oui! répondit-elle; je ne suis pas pour m'épouser avec Yvon, mais dame ! on se rencontre par les chemins; il a ses brebis, j'ai mes oies...

Mais l'ogre ! l'ogre !

On y vient... Y a donc qu'Yvon m'a trouvée hier au carrefour de la Croix-Marion, et comme je lui disais : « Bon- jour à vous, Vonic, et chez vous? » j'ai vu qu'il était blanc comme un hnge. « Quoi donc vous avez, Vonic? » j'ai fait. Il m'a

50 A LA. PLUS BELLE

dit, dit-il avec une voix cassée : « Jouanne, ma fillette, j'ai les fièvres aussi dur qu'on les a pour aller en terre. »

Et depuis quand, mon Vonic que vous l's avez?

Depuis avant-z-hier ménuit, ma fillette Jouanne, que j'ai vu le démon dans les bois de la Gouesnières, qui courait, qui courait I... avec des chiens gares (1) qui souillaient du feu parles nasilles, et des hommes rouges sur des chevaux noirs.

Oh! j'ai fait disant: Mon Vonic, t'avais ben les fièvres d'avant ça. Et c'est les fièvres qui t'ont bouté l'mau-

vais rêve 1

Non fait, non fait, qu'il m'a fait disant : J'étais en bon état, par ma fâ, dame oui I Que j'avais été voir ma bonne femme de mère à Saint-Méloir, et que j'avais mangé de la cocuré de veau fricassée dans du saindoux, bravement bon que c'était. En tournant o'I'va (2) de la Gouesnière j'ai ouï les pas des chevaux, et à tout coup, j'n'ai pas tant seulement pu me détourner, qu'ils sont passés roquant la montée au galop !

V'ià, ce qu'il m'a dit, disant : Pour un clos tout paré et semé je ne voudrais pas mentir, mes amis ! Et qu'il a ajouté, faisant :

Ma Jouanne, le maître à tous avait une plume noire à son chaperon... et un pauvre petit enfant couché en travers sur le pommeau de sa selle !

Jouanne se tut.

Pendant le silence qui eut lieu, le petit éclat de rire sec et strident que nous avons entendu déjà derrière la haie de houx, sur la plate-forme, se fit ouïr du côté de la porte. Tout le monde tressaillit. La porte s'ouvrit brusquement, et la tête rouge du nain Fier-à-Bras se montra au ras du seuil.

Il s'élança, fit une gambade, sauta sur les genoux de dame Goton scandalisée, et de sur la table il s'accroupit dans un plat vide.

' (1) Blancs et noirs.

(2) O'Vva, en dessous ; oTp^^, tout droit; oTmont, au-dessus. O est 1 abré- viation de avec ou ovec, comme on prononce en liante Bretagne. O'I'va,^ avec le val, en descendant, o'I'pé avec le pays, en marchant droit, o'I'moni ^n montant, etc.

A LA PLUS BELLE 51

Oh 1 qu'on apprend de bonnes histoires, petite Jouanne, ma mignonnette, dit-ii, quand on court la prétentaine avec les pâtours I

Je ne cours pas la prétentaine!... s'écria Jouanne en colère.

]\Iais les rieurs étaient déjà du côté du nain. On ne songeait plus à trembler. Fier-à-Bras reprit :

Jouanne, ma mignonnette, ne te fâche pas... et quand tu rencontreras Vonic au carrefour de la Croix-Marion, ou ailleurs, dis-lui qu'il a eu grand tort de prendre les fièvres pour si peu. Ce n'est pas l'Homme de Fer qu'il a vu sous le bourg de la Gouesnière, c'est Huguet, le vieil homme d'armes de Châteauneuf, avec ses quatre archers qui allaient boire du cidre doux a Saint-Benoît des Ondes. Et Vonic a vu trouble, ma petite Jouanne, car Huguet, le pauvre bonhomme, n'a ni chaperon, ni plume noire. Il porte une salade rouillée qui n'a pas été fourbie depuis le temps du duc Jean. Quant à la mal- heureuse créature qui était couchée en travers de la selle, ce n'était pas un enfant, c'était un homme !

Et qu'en sais-tu, quart de damné? dit Jouanne.

Oh! mignonnette, te voilà bien marrie! Ce que j'en sais? Par ma foi, c'était moi qui allais aussi boire du cidre doux à Saint-Benoît des Ondes et qui étais en travers de la selle du bonhomme Huguet... A preuve que j'ai vu ton Vonic qui s'enfuyait en brayant comme un âne.

Un éclat de rire général accueillit cette conclusion. Jouanne se mit à pleurer, la pauvre enfant. Fier-à-Bras triomphait. Non pas que ce fût un méchant nain; au contraire, c'était un bon nain. Mais c'était un nain.

Il sortit de son plat et fit deux ou trois tours sur la table, les mains derrière le dos, marchant à pas comptés avec beau- coup d'importance. Son caprice était de changer maintenant la gaîté revenue en frayeur, comme il avait changé naguère la frayeur en gaîté.

Il glissa un coup d'œil vers la fenêtre et vit qu'un gros nuage allait passer sur le soleil.

52 A LA PLUS BELLE

Fort de cette observation, il tourna le dos à la lumière, attendit un instant, et s'écria tout à coup :

Ce soleil me gêne ! je le chasse !

L'ombre se fit comme par enchantement. Le nuage était sur le soleil. Les gens du Roz se regardèrent ébahis.

Le nain, apaisé par l'obéissance du roi des astres, reprit avec bonhomie :

A la bonne heure ! je le laisserai revenir bientôt.

Le nuage était épais et les petits carreaux de la cuisine avaient une honnête couche de poussière. Tous les objets, éclairés naguère si vivement, se plongeaient dans un demi- jour obscur. Le feu rougissait sous la cendre. On ne riait déjà plus.

Si Vonic, le pâtour, avait vu le Maudit en personne, reprit encore le nain d'une voix sombre, ce n'est pas les fièvres qu'il aurait eues, c'est le mal dont on ne guérit point, les gars et les filles : le mal d'enfer, qui tue !

Dame Goton fit le signe de la croix. En ce moment, Mathu- rin, son époux, aurait pu l'appeler vieille sorcière sans qu'elle lui jetât son écuelle au visage, tant telle était réduite par la terreur !

Personne ne souffla mot.

Il passe, de nuit, sur la grève, continua Fier-à-Bras en scandant chacune de ses paroles; il va tout seul. Son cheval est noir comme un charbon éteint, noir avec un triangle blanc entre les deux yeux. Il est grand. On voit sa tête au-dessus du brouillard comme la cime du mont Saint-Michel. Il est muet. Dans la forêt d'Andaine, j'ai vu les feuilles des arbres se tordre en pétillant et tomber desséchées, parce qu'il avait respiré !

Vous eussiez trouvé autour de la table toutes les figures pâles, tous les yeux agrandis ou baissés. Les hommes cher- chaient dans leur pochette la croix bénite de leur chapelet. Le nain poursuivait, debout au milieu de la table, les bras croisés sur sa poitrine, et rythmant sa parole comme un chant :

Entre Pontorson et Avranches, le sol est couvert de cabanes et de tentes. Les étrangers sont venus de tous les

A LA PLUS BELLE 53

pays chrétiens pour honorer monseigneur saint Michel dans sa basilique.

Chaque jour la grève ouvre et referme ses sables sur bien des cadavres.

Car les étrangers ne savent pas les dangers des grèves.

Mais tous les cadavres qui se cachent sous le sable ne sont pas les victimes des tangues mouvantes.

L'homme de fer, le mécréant, l'ogre d'Allemagne, le comte Otto Béringhem, vient en aide aux tangues et à la mer.

On sait bien cela, les gars et les filles, mais qui oserait s'at- taquer au comte Otto Béringhem, l'Homme de Fer?

Souvent la pauvre étrangère, qui a traversé tant de contrées pour arriver au terme du pèlerinage, s'endort sous sa tente avec son enfant à ses côtés. Quand l'aube vient, elle s'éveille. Son enfant n'est plus là, son enfant chéri.

C'est le comte Otto qui a glissé sa main damnée sous la toile de la tente.

Le fiancé à dit à sa fiancée : A demain !

Et les beaux rêves qu'il fait en attendant le jour 1

Le jour se lève. est la fiancée?

Le comte Otto saurait le dire.

Voici un jeune garçon qui aura quatorze ans viennent Pâques fleuries. On lui apprend le catéchisme afin qu'il fasse sa première coramuion comme le fils d'un chrétien. Son père et sa mère ont épargné sur le nécessaire de chaque jour, pour lui donner un beau vestaquin de toile grise, feutrée de laine, et des sandales pointues en bon cuir tanné.

Oh ! l'enfant heureux I

Les cloches sonnent à la paroisse. On sent les feuilles de roses et le buis coupé menu, comme un jour de Fête-Dieu 1 Qu'il vienne, l'enfant avec ses habits neufs et ses cheveux blonds peignés par sa mère attendrie. Mais qu'il vienne 1 on l'attend.

Hélas 1 Seigneur I l'enfant ne viendra pas ! Le comte Otto avait marqué d'une croix la pauvre porte de son père !...

On eût dit que le nain s'était transfiguré au feu d'une inspi-

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ration étrange et soudaine. Son visage pâle ressortait sous ses cheveux sanglants. Ses yeux brillaient. Sa voix avait de l'harmonie. Les gens du Roz étaient sous le coup d'un charme.

S'il marche seul, le comte Otto, la nuit, sur son cheval noir, poursuivit encore le nain en changeant de ton, ce n'est pas qu'il manque de serviteurs.

Il a cinquante hommes d'armes mieux équipés que les gardes écossais du roi de France.

Il a un chapelain habillé en évêque, quoique notre Saint Père ne l'ait point mitre.

Il a douze chanoines hérétiques pour sa chapelle, qui est une cathédrale, quoique de croix sur l'autel point il n'y ait, vraiment.

Il a douze pages et douze damoiselles suivantes plus belles que des fées.

Il a de l'or, de l'or et des rubis, et des diamants et des perles !

Trois sorciers : un Sarrasin, un Napolitain et un Juif cherchent pour lui, le jour et la nuit, dans les grimoires, la science de l'immortalité.

dort-il?...

Écoutez ! quand le ciel est clair, avez-vous vu, du rivage, ces points sombres qui tachent la mer embrasée?

Loin, bien loin, si loin que l'œil se fatigue à deviner ce qu'il voit.

Ce sont des îles.

Dans la plus grande de ces îles, le comte Otto a son palais, dont les colonnes sont d'or et de porphjTe.

C'est qu'il verse le sang des enfants et des femmes dans des vases de jaspe et de cristal.

C'est I

Pour se défendre, il a la grande mer et l'aide du démon.

Il a ses hommes d'armes, sa lance et ses maléfices. Et ce- pendant, il sera tué...

Allons ! soleil ! reviens si tu veux 1

Fier-à-Bras avait guetté de l'œil le passage de la nuée. Le

A LA PLUS BELLE 55

soleil, docile, inonda la vaste cuisine et lit danser de nouveau la poussière dans ses rais larges et dorés.

Fier-à-Bras n'était plus un nain, c'était un géant.

Les bonnes gens du Roz avaient envie de s'agenouiller autour de lui et de baiser la poussière de ses sandales usées.

VII

L EGLISE ET LE CIMETIERE

Fier-à-Bras l'Araignoire était évidemment satisfait de l'effet produit par son éloquence. Il avait grand'peine à garder sa gravité. Des gens moins complètement subjugués que les braves paysans assis dans la cuisine du Roz auraient découvert, à des s^'mptômes infaillibles, que la nature espiègle du nain allait bientôt prendre le dessus, et que tout ce lyrisme devait finir en comédie.

Par le fait, Fier-à-Bras était en équilibre entre deux fan- taisies.

La première le poussait à prolonger cette solennelle épou- vante qui serrait le cœur de son auditoire. La seconde l'exci- tait à faire jaillir brusquement le riTe du beau milieu de cette terreur.

La chose était malaisée. Mais le nain n'était point modeste.

Eût>il-été nain sans cela?

La première fantaisie cependant l'emporta. Il préféra le drame à la comédie. Seulement il changea encore une fois de ton et abaissa un peu le vol de son Pégase.

Mes amis^ poursuivil-il en prenant cette voix de conteur sans emphase qui n'exclut point le mystère et appelle l'inté- rêt, l'Homme de Fer sera tué, devinez par qui? Voyons, devinez ! Personne ne répond? je vous ai fait peur avec ce

I

58 A LA PLUS BELLE

soleil? Oh ! oh ! je sais bien d'autres rubriques I Mais il ne s'agit ni du soleil ni de moi, ni des relations que nous pouvons avoir ensemble. Parlons du Maudit.

Le comte Otto Béringhem qui a la barbe bleue sera tué, non point par un tribunal de hauts barons et d'archevêques, comme Gilles de Laval, baron de Raiz;

Non point par les soldats du roi Louis de France;

Non point par les hommes d'armes de François de Bretagne;

Non point par la lance d'un chevalier;

Non point par la foudre de Dieu tout-puissant :

Le comte Otto Béringhem, l'Homm.e de Fer qui a la barbe bleue périra par la main d'une femme 1

D'une femme ! répéta tout d'une voix l'assistance, réveillée à ce coup.

D'une jeune fille, reprit Fier-à-Bras; et ce n'est pas moi qui le dis. Je ne suis pas sorcier, quoique vous en ayez, mes braves gens. Je ne suis non pas plus assez saint pour que Jésus ou la Vierge me révèle l'avenir... Avez-vous entendu parler d'Enguerrand le Blanc, l'ermite du mont Dol?

Si nous avons entendu parier du bienheureux Enguer- rand ! s'écria dame Goton.

Femme, retiens ta langue ! fit Mathurin.

De quoi ! Tu m'empêcheras peut-être de dire que c'est le bienheureux Enguerrand qui a béni mon rosaire 1

Je dis que tu ferais mieux d'écouter !

Et toi, tu ferais mieux de te taire !

Patience des anges ! s'écria Mathurin sans dents en ser- rant les poings. J'ai envie...

De quoi? de quoi as-tu envie, l'homme? riposta la bonne femme en prenant sa posture de combat.

La Goton, prononça Fier-à-Bras d'un ton sévère, les chapelets que bénit le saint ermite du mont Dol se changent en couleuvres dans la poche des méchantes femmes !

Oh ! gronda Mathurin, la femme doit avoir une cou- leuvre sous son tablier, alors, pour sûr I

La paix ! Le matin de la Noël dernière, le bienheureux

A LA PLUS BELLE

Engiierrand était sur le pos de son ermitage avec sa vache blanche qu'il appelle Alba. L'Homme de Fer chassait à courre dans le marais. L'ermite faisait ses oraisons au pied du mont Dol. Une belle petite chevrette grimpa la bruyère et vint se cacher derrière la vache qui broutait à côté du saint homme. L'ermite étendit la main. Les chiens courants passèrent au loin, sans plus flairer la trace de la chevrette.

Mais un cavalier monta tout droit à l'ermitage, un cavalier à la barbe bouclée, noire avec des reflets bleus comme la mer.

Je suis le comte Otto Béringhem, dit-il, fais retirer ta vache, vieillard, afin que je mette l'épieu dans le ventre de mon gibier.

Tant pis pour toi, si tu es le comte Otto Béringhem, répondit l'ermite; ton gibier est à moi, puisqu'il est à l'ombre de ma croix de pierre. Passe ton chemin, et je prierai Dieu qu'il t'envoie des pensées de pénitence.

L'ogre se prit à rire.

Moi, cagot, s'écria-t-il, je prierai le diable qu'il t'envoie de bonnes pensées d'amusette... Fais retirer ta vache !

Comme l'ermite ne répondait point, Otto leva l'épieu qui s'enfonça jusqu'au manche dans les flancs d'Alba, la vache blanch€. L'ermite tendit encore la main. L'épieu sortit de la blessure et tomba à terre. 11 n'y avait pas une seule goutte de sang au fer. La vache blanche continuait de brouter; la che- vrette s'était couchée et soufflait.

Le comte blasphéma et tira son épée.

Le saint ouvrit son livre d'évangiles.

L'épée du comte se courba au vent et se balança. Elle s'était changée en glaïeul..,

Oh ! là, 1 fit Josille. Ah I mon Dieu donc I

Ah dame I ah dame I s'écria Pelo; c'est-i possible!

Et tout le monde d'ouvrir les yeux, la bouche et les oreilles I Mathurin et Goton s'étaient mutuellement oubliés, ce qui était le nec plus ultra de l'allégresse dans leur ménage.

Eki glaïeul I répéta le nain; et qui fut penaud? je vous

60 A LA PLUS BELLE

le demande I Le comte Otto jeta son épée et voulut s'élancer sur la chevrette. Le saint étendit la main pour la troisième fois. OLto recula en chancelant, comme si sa tête eût rebondi contre un mur de granit.

Il n'y avait pourtant rien, les gars et les filles, rien que la volonté du saint homme, qui était la volonté du Seigneur.

Le comte Otto voulut alors frapper l'ermite lui-même. Son bras retomba, inerte et paralysé, le long de sa hanche.

Allons, dit-il, tu es plus avancé que moi dans la science magique, vieillard! Je te salue comme mon maître, et je te fais hommage. Si tu veux venir avec moi, dans mon palais des Iles, tu seras honoré, choyé, adoré I Tu boiras les vins d'Italie de Grèce et d'Espagne dans des coupes d'or. De belles jeunes filles, blanches comme la fleur des lis ou dorées comme les topazes du sceptre de Salomon qui dort au fond delà mer Per- sique, dénoueront les cordons de tes sandales. A un signe de ta main, cent hommes d'armes se lèveront. La musique d'Orient bercera ton sommeil. Quant tes yeux s'ouvriront, ce sera pour admirer la danse enchantée des filles de Ptolémaïs ou de Tyr... Tu seras mon seigneur, si tu veux !

L'ermite lui répondit :

Va-t'en !

Et comme l'Homme de Fer insistait, énumérant les joies païennes de son palais des Iles, l'ermite lui dit encore :

Tu perds ta peine, réprouvé! J'ai mieux que cela : j'ai la croix de mon Seigneur Dieu !

Le comte OLto mit un genou en terre.

Vieillard, dit-il, saint vieillard ! je confesse ma faiblesse devant toi... oublie mes menaces; exauce ma prière : dis-moi quelles seront ma vie et ma mort.

Le bienheureux Enguerrand ferma ses paupières et se recueil-

Pendant cela l'Homme de Fer restait à genoux sur la terre mouillée.

Je le veux, répliqua enfin le saint; je te dirai ta vie et ta mort...

A I.A Pl.tîS BELLE fil

Or, c'est ici qu'il faut écouter, mes amis, dit Fier-à- Bras l'Araignoire en s'iriterrompant, ouvrez l'oreille et ne soufflez !

Dieu sait que les bonnes gens du Roz n'avaient pas besoin de ce stimulant nouveau. Le nain reprit :

Voici ce que le saint Enguerrand, ermite du mont Dol, dit au comte Otto Béringhem : « Tu t'appelles Olhon, du nom de ton grand-père qui est aux pieds de Dieu et n'ose plus prier pour toi; tu es réprouvé trois fois, puisque ton aïeul est un juste. Ta vie a été et sera : blasphémer le fort, écraser le faible. Tu es Satan sur la terre. Quand la Vierge Marie regarde du haut des cieux, Satan foudroyé retombe au plus profond de l'abîme... Homme de Fer, bourreau des femmes et des en- fants, tu mourras de la main d'une jeune fille ! »

C'était une pauvre petite église au clocher gris et pointu, levant son coq au-dessus des ifs du cimetière. A l'heure le nain éblouissait les bonnes gens du Roz en leur faisant accroire qu'il commandait au soleil, la porte latérale de l'église s'ouvrit. Une femme entra.

Elle traversa la nef à pas lents et vint s'agenouiller devant l'autel.

A part cette femme, l'église était complètement déserte.

Le nuage opaque et noir qui couvrait le soleil jetait dans la nef modeste de mystérieuses obscurités. L'air humide rendait ces austères senteurs des église? : parfums perdus d'encens, sueurs des dalles, haleine des vieux saints dans leurs niches de pierre.

Reine de Kergariou, car c'était elle, resta un instant pros- ternée, puis elle fit le tour de l'autel et gagna le chœur.

Au milieu du chœur, il y avait deux pierres tombales. Sur la première se lisait le nom de Messire Hugues de Maurever; sur la seconde le nom d'Aubry de Kergariou.

Entre les deux tombes, il y avait un coussin, affaissé par le fréquent usage.

C'est que Reine venait tous les jours depuis cette nuit

62 A LA. PLUS BELLE

vint le messager de deuil qui lui dit : « Messire Aubry est mort 1 »

Mort, l'épée à la main, comme un noble homme, avec un coup de lance à travers la poitrine.

Ohl c'est que c'avait été une belle, une fidèle tendresse entre Aubry et Reine, depuis les jours de leur enfance : une de ces tendresses que le danger relève et qui grandissent devant l'idée de la mort.

Reine se souvenait ici. Une nuit Aubry, prisonnier, était dans la cage de granit, sous les fondements du couvent de Saint-Michel; Reine vint, malgré la mer et les sentinelles, pour lui tendre la lime qui devait couper ses chaînes, et le bout de ses doigts à baiser.

Que de souffrances, mais que d'espoirs I souffrances guéries, espoirs couronnés par la bénédiction du mariage...

Et l'enfant que la bonté de Dieu leur avait donné plus tard, autour de son berceau que de larmes douces et que de chers sourires 1 II avait les grands yeux de Reine et les beaux che- veux d' Aubry. C'était le fils de l'amour chrétien; c'était l'hé- ritier; c'était le trésor!

Reine venait ici parler du cher enfant à la tombe de l'époux tant pleuré.

Hugues de Maurever, lui, le père de Reine, était mort dans son lit, le crucifix sur la bouche. En mourant, il avait dit : « Dieu sauve la Bretagne ! »

Et parmi les amertumes de son agonie, le voile de l'avenir s'était soulevé. Il avait pleuré d'avance la Bretagne morte, lui, le vieux Breton, à l'heure de mourir. t

Reine était agenouillée sur le coussin entre les deux dalles. Le temps s'écoulait; l'église restait déserte. Reine priait et songeait tour à tour...

Au dehors, parmi les tombes vassales du cimetière, il y avait une croix de granit noir de Fréhel. Sur la croix on lisait :

Priez pour Simonnette Le Priol, femme de Jeannin, écuyer.

Et des fleurs, et une couronne toute fraîche, pieux ouvrage

A LA PLUS BELLE 63

de Jeannine, qui ne laissait point passer une seule matinée sans visiter le tombeau de la mère.

Comme l'église, le cimetière avait un hôte, un seul : Jeannin, le mari veuf de Simonnette.

Elle s'en était allée, toute jeune et toute belle, la pauvre Simonnette, un soir de printemps, exhalant son dernier soupir avec les premiers parfums des fleurs de mai. Elle avait été femme dévouée et tendre.

Jeannin se tenait debout, sous le feuillage sombre de l'if. Sa tête était découverte; ses cheveux blonds, que le casque ne comprimait plus, enflaient leurs boucles lustrées autour de son front pur et ferme, pas une ride ne se montrait. La beauté singuhère de Jeannin n'avait rien d'efféminé; sa che- velure, il est vrai, eût paré même un front de femme, mais le bronze de son mâle visage dessinait fièrement les grandes lignes de ses traits.

Franchise, force, vaillance, douceur, simplicité par trop naïve, peut-être, telle était l'expression de sa figure.

Lui aussi tournait un long et mélancolique regard vers le passé heureux.

Les mille bruits de la campagne venaient à lui sans troubler ^ méditation. Il était immobile : une larme se balançait aux cils baissés de sa paupière.

Le soleil s'inclinait à l'horizon, lorsqu'il s'éveilla de ce rêve triste et bien-aimé. Il baisa le pauvre nom de Simonnette sur la croix de granit.

A ce moment, l\l^^^ Reine sortait de l'église. Elle venait de baiser le nom d'Aubry sur la pierre blanche. Elle tendit la main au bon écuyer.

C'était une bonne et digne créature i murmura-t-elle.

Et qui vous aimait, noble dame, ajouta Jeannin d'une voix tremblante, du meilleur de son cœur I

Reine regarda la croix; elle retira sa main, l'écuyer mettait respectueusement ses lèvres.

Jeannin, dit-elle avec une émotion soudaine; ne crois pas que je déteste ta fille...

64 A LA PLUS BELLE

Oh ! noble dame I qui pourrait penser cela...

Ne me juge pas, poursuivit M^^^ Reine comme si elle ne l'eût point entendu, n'essaye pas de me juger ! Ils sont heureux ceux qui sont là, bien heureux I

Elle montrait du doigt la terre du cimetière. Sa tête s'in- chna sur sa poitrine; quand elle se redressa, l'expression de sa figure avait changé complètement.

Écoutez, ami Jeannin, reprit-elle avec sécheresse; il faut marier Jeannine à quelque honnête homme de sa condi- tion. Il est temps. Je le veux 1

VIII

COMPERE GILLOT

Le mont Saint-Michel était comme un géant sombre au milieu des grèves inondées de lumière. Sur le rocher noir, les hautes et fortes murailles se dressaient, surmontées par les édifices du monastère, au-dessus desquels l'église s'élançait hardiment. Au-dessus de l'église, la Merveille tenait en équi- libre son campanile fier, couronné par la statue d'or de l'Ar- change.

Les vitraux de l'église brillaient comme autant d'étincelles au milieu de cette masse d'ombre, et la statue ailée de saint Michel s'enflammait de tous les rayons de midi.

Il y avait au dernier étage des bâtiments qui servaient de rcliaite aux religieux, une petite cellule dont la fenêtre étroite s'ouvrait sur la baie. On voyait de Cancale, la Houle, les côtes de Cherrueix, Tombelène et les îles, quand le jour était clair. Cette cellule était si haut montée qu'elle atteignait presque la base du campanile. Un pauvre vieux moine convers l'habitait.

Un moine qui avait été soldat dans sa jeunesse, car il con- tait de bonnes histoires de guerre. Ses jambes de soixante ans devaient peiner grandement, quand il montait les cen- taines de marches qui conduisaient à son réduit. Mais il était encore vert et il avait du courage. On l'appelait frère

i

66 A LA PLUS BELLE

Bruno. "Ses ennemis (qui n'a pas d'ennemis en ce monde mé- i chant?) l'avaient surnommé Bruno la Bavette.

Ce sobriquet faisait allusion au flux de paroles qui était la maladie chronique, incurable de l'excellent moine convers.

C'était à peu près l'heure s'achevait le dîner des maîtres au manoir du Roz. Frère Bruno était seul dans sa cellule, ce qui ne l'empêchait point de causer très activement.

Oui, oui, bien ! disait-il en arrangeant les draps de sa dure couchette; oui, oui, oui... oui, oui... oui 1 C'est moi qui me trom- pais, j'en conviens; c'est tout ce que peut faire un homme !... Et en voilà assez, n'est-ce pas? Puisque j'avoue que je me suis trompé, c'est fini ! Errare humanum, comme dit le prieur: perseverare autem diaboliciim ! Quoiqu'on se trompe souvent de bonne foi ! Et alors... mais voilà ! Je croyais que c'était en l'an vingt-huit, et je me rappelle bien à présent que c'était avant ma querelle avec Benoît de Gévezé, qui me donna un coup de cisaille à couper les haies, pour ce que j'avais crié à sa ménagère en sortant de vêpres : Dieu vous garde I ma jolie Catichel Et ça me fait souvenir de son frère... le frère de Catiche, s'entend, qui était pour lors le beau-frère de Benoît , et qui s'appelait... qui s'appelait...

Bernard, pardienne, mon vieux 1

Non, mon fils, ce n'était pas Bernard...

Mais si...

Que nenni ! que nenni ! Je n'ai bas la berlue I

Est-il entêté, ce vieux baudet 1

Bon te voilà parti ! Tu te mets en colère pour rien I on discute et on ne se fâche pas 1 C'est ma manière à moi... Si tu veux te fâcher, je n'en suis plus.

L'interlocuteur à qui frère Bruno avait avoué loyalement qu'il se trompait était frère Bruno la Bavette. L'homme à qui frère Bruno reprochait avec modération ses emportements était pareillement frère Bruno

Le bonhomme était arrivé à cette suprême perfection de lai science bavarde qui se passe de la réplique ou plutôt qui se la donne. Narcisse s'admirait dans le cristal des fontaines. Le

A LA PLUS BELLE 67

bavard, parvenu au summum de son art, n'a même pas besoin d'un écho pour prolonger son ingénieuse et solitaire causerie.

Il cause, il discute, il prouve, il réfute. On a vu des bavards, dédaignant le duo monotone, se lancer dans le trio et aborder même les difficultés de la partie carrée. Entre tous les mortels, ces bavards sont heureux.

La chaleur que frère Bruno mettait dans sa discussion avec lui-même, l'empêcha d'entendre un bruit provenant de la marche d'un homme qui furetait avec précaution dans le cor- ridor. Cet homme n'était ni un moine ni un habitué du cou- vent, car il semblait aller un peu à l'aventure.

Ce pouvait être un des nombreux pèlerins qui affluaient au Mont depuis quelques semaines. Ce pouvait être aussi un vassal de la suite du roi de France.

En admettant cette dernière hypothèse, le costume de notre homme ne faisait, en vérité, point d'honneur à la magnificence du plus puissant monarque de ce siècle. Il portait des chausses étriquées en futaine grise, qui accusaient un long usage et se pelaient aux jointures de ses jambes maigres. Son surcot de drap brun affectait au contraire une certaine ampleur. Sa coiffure était un bonnet à bateau, dont les bords repliés carré- ment formaient cette visière tombante qui caractérise encore de nos jours les devantières des pêcheurs montois.

Sur sa poitrine, entre les plis de son surcot, on apercevait pourtant les deux bouts d'une chaîne dorée, qui devait soute- nir un objet caché dans son sein.

Ce personnage avait dans son allure quelque chose de parti- culièrement mystérieux.

Quinze ou vingt cellules donnaient sur le corridor. Notre homme au surcot brun marcha de porte en porte, lisant les noms de religion écrits sur chacune d'elles.

Frère Pacôme, frère André, frère Hilaire...

Il passait. Ce n'était ni à frère Pacôme, ni à frère André, ni à frère Hilaire qu'il voulait présentement parler.

Enfin, il lut sur une des dernière portes : Frère Bruno.

II s'arrêta, et sa main sortit des larges manches de son surcot

68 A LA PLUS BELLE

pour tirer la petite corde qui pendait au dehors, et qui com- muniquait avec la targette intérieure.

Mais sa main hésita au moment d'ouvrir, et il se prit à écouter.

Allons 1 grommela-t-il, voilà je ne sais combien de cen- taines de marches raides montées en pure perte 1 le bonhomme n'est pas seul !

Non, disait-on dans la cellule; non, moi je ne comprends pas ça ! Entre amis, pourquoi se disputer?

Mais qui songe à se disputer avec toi, mon cher cama- rade?

Toi I c'est clair I

Pas du tout ! c'est toi I ton caractère est insupportable 1

Ah ça ! se dit notre homme au surcot brun, qui avait d^jà fait deux ou trois pas pour se retirer : ces gens se que- rellent avec une seule vobc !

11 revint et mit son œil au trou de la ficelle. Quand il se redressa, son visage bilieux et jaune, brillait une remar- quable intelligence, était éclairé par un rire silencieux. Il tira la ficelle sans plus hésiter et entra dans la cellule.

Oh ! oh ! s'écria frère Bruno en interrompant brusque- ment la dispute commencée; bonjour, l'homme I Vous auriez pu frapper avant d'entrer.

Mon digne frère... commença l'étranger.

Bon 1 bon ! l'ami ! vous paraissez avoir la langue bien pendue. Mais, je n'aime pas beaucoup les bavards...

C'est ce qu'on dit, mon frère.

Pour ça, je suis bien connu 1 Donc, réglez-vous là-dessus, je vous prie. Soyez bref, concis et précis.

Je tâcherai, mon frère.

Comment vous appelez-vous? Qui êtes-vous? Que voulez- vous?

Mon frère, répondit doucement l'étranger que ce ton important du moine servant ne semblait offenser en aucune manière, je m'appelle Gillot du nom de mon père, taillandier de fer à Tours en Touraine, et Pierre sur les fonds du saint

A I.A PLUS BELLE 69

baptême. Je suis valet de maître Olivier le Dain, barbier juré du roi, et je viens de la part dudit maître Olivier pour vous demander des renseignements...

Maître Olivier le Dain et maître Tristan Lhermite I murmura le moine; le rasoir et la corde 1 Et pourquoi maître le Dain n'est-il pas venu lui-même 1

Le service de Sa Majesté...

Bien ! bien ! l'homme ! vous devriez dire à votre honoré maître de vous faire un peu le poil, car vous l'avez long et rude.

Pierre Gillot eut un humble et honnête sourire.

Mon cher frère Bruno, dit-il, vous êtes d'un caractère joyeux et tout aimable. C'est le prieur claustral qui vous a indiqué à mon maître, lui disant que vous connaissiez par le menu toutes les familles des paj^s dolois, dinannais et malouin, sachant les chroniques...

Ah 1 la langue I la langue que vous avez, notre ami I s'écria Bruno; mes oreilles en tintent 1 Quant à savoir de bonnes aventures, oui, oui I Et des chroniques, passablement ! Pourquoi? Parce que j 'ai porté l'épée avant d'égrener le rosaire...

Vraiment ! interrompit Pierre Gillot.

Pour Dieu 1 laissez-moi souffler un pauvre mot I Vous me rappelez, pour la figure que vous avez citron et pour la voix que vous avez doucette, le pauvre Alary de Tréguier, qui fut pendu en l'an trente-six, pour le vol d'un encensoir à la chapelle de Saint-Gabin...

Pierre Gillot se signa.

Le vol d'un encensoir, mon frère ! s'écria-t-il.

Oh 1 fit Bruno mécontent; croyez-vous être meilleur chrétien que moi, l'homme? Cela me fait souvenir...

Pierre Gillot lui prit la main d'une façon tout insinuante.

Souffrez que je m'acquitte de mon message, dit-il, je ne suis qu'un pauvre serviteur, et si je tardais à revenir, on me gronderait. Parmi les familles de la frontière bretonne, j'en- tends les familles nobles, mon maître voudrait en trouver une, ou plutôt un membre de cette famille-là, qui fût en situation

70 A LA PLUS BELLE

de tenter un coup hardi pour acquérir une fortune nouvelle ou pour reconquérir une fortune perdue.

Oui-dà 1 et c'est maître Olivier qui tient cette fortune dans sa main?

Maître Olivier... ou le roi de France.

Oui-dà ! répéta Bruno, eh bien, Pierre Gillot, mon ami, toutes les familles bretonnes, de même que toutes les familles des autres pays, aiment assez à faire fortune quand elles sont pauvres. Quand elles sont riches, elles ne répugnent pas beau- coup à augmenter leurs domaines. C'est donc une question de hardiesse...

Précisément.

Ou d'honneur ! acheva le moine convers qui regarda son interlocuteur en face.

Celui-ci baissa les yeux.

Et peut-on savoir, mon ami Pierre GilIot, de Tours en Touraine, reprit Bruno, à quoi maître Olivier le Daim compte employer la susdite hardiesse?

A une œuvre loyale, mon frère, qui rapprochera le roi de France et le duc de Bretagne.

Ah ! que tu parles bien pour un valet de barbier mon ami Gillot, que tu parles bien I Alors, c'est une famille hono- rable qu'il te faut?

Très honorable.

Et dont le chef soit un peu prêt à tout? Car c'est un homme que tu demandes?

C'est un homme.

Un chevalier?

S'il se peut... En tous cas, un gentilhomme qui ait ses entrées auprès du duc François.

-^ Ah? que je vois bien ton affaire, mon Gillot 1 Un trop grand seigneur ne te vaudrait rien?

C'est vrai.

Tais-toi, mon homme ! ta langue te perdra ! un trop grand seigneur ne se risquerait pas assez, n'est-ce pas? Mais un pauvre chevalier, brave comme un lion, ambitieux comme on l'est

À LA Plus belle 91

quand on a rni fils de dix-huit ans qu'on voudrait mettre sur un trône, tant on l'adore, cet enfant-là I... Un chevalier connu personnellement du duc François... chéri de ses pairs, idolâtré de ses vassaux...

est-il ce gentilhomme? demanda Gillot vivement.

il est, mon compère Gillot, de Tours en Touraine, dit Bruno avec un sourire sec. Il est nous irons tous, sur la semaine ou bien le dimanche, comme disait le greffier Rocher, qui était en même temps marguilier de l'église de Fougères. Il est au cknetière, là-bas, en la paroisse du Roz, qui était de son domaine.

Pierre Gillot avait froncé légèrement le sourcil.

Ah I mais ! s'écria le moine, voilà qui faisait un chevalier, ce messke Aubry de Kergariou ! le petit Jeannin, du bourg des Quatre-Salines, que j'appelais autrefois Peau-de-Mouton cause qu'il en portait une trouée en guise de surcot, mon compère) et qui est aujourd'hui un homme d'armes aussi ro- buste que Dunois ou Pothon, mais je parle du temps passé, le petit Jeannin m'a conté la mort de messire Aubry... Ah I mon compère Gillot, de Tours en Touraine, sa mort fut celle d'un héros et d'un saint ! Ce fut devant Montlhéry , cette nuit le roi Louis abandonna son camp et son armée pour se sauver en Normandie...

Pierre Gillot se détourna et fit mine de regarder la mer par la petite croisée de la cellule.

Messire, Aubry, continua Bruno, avait été séparé de ses bonnes lances, il était entouré parles Français qui ne donnaient guère merci aux Bretons, vous le savez bien; messire Aubry était seul avec Maître Loys, son grand lévrier noir, qui ne le quittait jamais et qui était déjà vieux. Ce maître Loys a laissé une chienne, Dame-Loyse, qui est au logis là-bas. Donc, la lance de messire Aubry se brisa, son épée se rompit, sa hache d'armes tomba en morceaux avant qu'il eût une, seule blessure. Mais quand sa main fut désarmée, on le perça tout à loisir. Le petit Jeannin courait les champs à la recherche de son maître; il le trouva au milieu d'une demi-douzaine de Français morts.

72 A LA PLUS BELLE

Maître Loys, éventré, baignait dans son sang et ne respirait plus. Messire Aubry leva la tête et dit :

Ma vie à mon seigneur le duo, mon âme à Dieu, ma der- nière pensée à M'^e Reine et à mon cher enfant.

Ah ! ah I fit Pierre Gillot qui écoutait avec résignation, il y a un enfant?

Un beau jeune gentilhomme.

Quel âge a-t-il?

Attendez, mon compère...

Frère Bruno se mit à compter sur ses doigts.

C'était en l'an cinquante, murmura-t-il ; cinquante, je dis bien; le vieux seigneur Hue de Maurever avait ajourné notre duc François I^r à comparaître dans quarante jours devant le tribunal de Dieu, pour répondre du meurtre de son frère, Monsieur Gilles de Bretagne. Le duc François avait mis à prix la tête de Monsieur Hue. Le coquin de Méloir voulait épouser Reine, fille du vieux chevalier; il se mit aux trousses du père pour avoir la fille. Comment trouvez-vous cela? Les soudards de Méloir incendièrent le village de Saint- Jean et les vassaux de Maurever, quittant leurs maisons brûlées, vinrent se réfugier au rocher de Tombelène avec leur maître... Ah ! ah ! j'y étais aussi, car je m'étais échappé du couvent pour aller me battre... de quoi, mon compère Gillot, de Tours en Touraine, j'ai iaire pénitence, c'est vrai, mais je m'en étais donné I ah ! glo- rieux archange 1 nous élevâmes un rempart en une nuit. C'est que je vis bien que Jeannin, le petit coquetier, deviendrait un fier homme d'armes; je lui disais : Peau-de-Mouton, mon ami... Mais s'il fallait répéter tout ce que je lui dis cette nuit-là, nous resterions ici jusqu'à demain matines. Il y eut de bons coups. Le chevalier Méloir mourut ensablé par les lises, parce que Peau-de-mouton, qui avait les cheveux blonds comme une fillette, s'était déguisé en fée des Grèves pour tromper sa pour- suite... Mon compère, entendîtes-vous parler quelquefois de la fée des grèves?

Non, jamais, répondit Pierre Gillot sans défiance.

E3h bien 1 reprit frère Bruno la Bavette, je vais vous

A LA PLUS BELLE 73

conter par le menu dix ou douze bonnes aventures qui vont nous mener tout doucement jusqu'à l'heure du souper. Asseyez- vous là, mon compère.

Mon bon frère, répliqua Gillot, je veux bien m'asseoir, car je me plais singulièrement en votre compagnie, mais j'écoute- rai une autre fois vos aventures. Aujourd'hui occupons-nous des ordres de mon maître.

A votre volonté, mon ami : Dieu merci, je n'aime pas beaucoup raconter des histoires. en étions-nous? à l'âge de l'enfant que vous vouliez connaître. Eh bien ! l'enfant qui s'appelle Aubry, comme son père, peut avoir dix-sept ans et demi.

C'est trop jeune.

Il s'agit donc d'une bien importante besogne I

Une affaire d'État.

Aïe ! mon compère ! s'écria le moine; une affaire d'État menée par le Dain le barbier I ça doit être noir comme sac à charbon ! Je ne suis pas encore descendu plus bas que l'église depuis l'arrivée du roi de France au monastère, car mes pauvres jambes n'en veulent plus, mais j'ai ouï dire que cet Olivier le Dain était l'âme damnée de son maître.

Si vous connaissiez le roi, mon bon frère... commença Pierre Gillot,

Je le connais de renommée, mon compère...

Écoutez, interrompit Gillot; le prieur m'a affirmé que vous étiez un homme de grand sens et de bon conseil...

C'est donc pour me tenir en humilité chrétienne que le prieur me dit toujours à moi que je suis un vieux fou 1

Le temps me presse et mon maître m'attend. Avec vous je ne veux pas aller par quatre chemins; je suis venu parce que je sais que vous avez d'anciennes relations d'amitié avec ce Jean- nin dont vous avez prononcé le nom...

Jeannin des Quatre-Salines?

Jeannin l'homme d'armes, qui sera chevalier demain, si vous voulez.

Merci Dieu 1 s'écria le moine, si je le veux I Jeannin est la

74 A LA PLUS BELLE

meilleure lance du monde entier, mon compère 1 et son cœur vaut dix fois mieux que sa lance ! mais...

Il s'arrêta et regarda pour la seconde fois en face son mysté- rieux visiteur.

Mais depuis quand, acheva-t-il, les valets de barbier, mon compère Gillot, de Tours en Touraine, peuvent-ils confé- rer le noble ordre de chevalerie?

IX

CHARLES ET ANNE

C'est uniquement parce que Pierre Gillot, de Tours en Tou- raine, était valet de barbier que nous avons mis une sorte de négligence à peindre sa personne. Pourquoi faire un portrait en pied d'un si pauvre hère, quand les pages de ce livre four- millent de noms nobles? quand nous aurons sans doute à nous occuper de son illustre maître, Olivier le Dain, comte de Meu- lon? et même du maître d'Olivier le Dain, Louis de France?

Il est bien vrai que l'art ne tient pas compte des grades. Callot, mis en face d'une armée ,néglige le général pour dessiner l'humble goujat, dont les loques se drapent mieux sous le crayon.

Charlet, l'Appelles de notre Olympe soldatesque, ne quitte le caporal que pour la cantinière, et la cantinière que pour le conscrit.

Nonobstant ces exemples, nous sommes bien résolus à ne point vous dire combien de rides Pierre Gillot avait sous l'œil droit quand son sourire félin et un peu sournois éclairait son bilieux visages. Nous vous tairons cette circonstance qu'il croisait volontiers ses jambes l'une sur l'autre, alors qu'il était assis. Nous ne vous apprendrons même pas que, devançant les âges, il tournait ses pouces bellement comme nos oncles pau- drés, amis de l'Encyclopédie et guillotinés par elle.

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Et pourtant Pierre Gilîot n'était pas le premier venu. Mais nous aurons à vous reparler de lui.

A cette question du bon frère convers : « Depuis quand les valets de barbier confèrent-ils le noble ordre de la chevalerie? » Pierre Gillot baissa les yeux et frotta du revers de sa manche une tache qu'il avait à ses chausses. \ Avez-vous vu les chats lisser leurs poils quand va tomber la pluie?

Frère Bruno le regardait en homme qui vient de frapper un grand coup.

Eh eh I mon digne frère, murmura Gillot tout doucement, vous devez être un peu clerc, puisque vous portez le froc depuis longtemps. Voici une anecdote que vous avec pu lire dans l'historien Trogue Pompée, abrégé par Justin : Philippe, roi de Macédoine, père d'Alexandre-le-Grand avait un ministre qui avait une femme, qui avait un cousin, qui avait un joueur de flûte, qui avait un chien. Le chien devait avoir un philo- sophe, mais l'histoire garde le silence à cet égard. Un Illyrien, qui s'appelait Philopator ou Philométor, suivant qu'il avait empoisonné son père ou sa mère, eut la fantaisie de gouverner une ville de Cappadoce... A qui pensez-vous qu'il s'adressa?

Au roi? répondit frère Bruno.

Non pas.

Au ministre?

Du tout.

A la dame?

Point.

Au cousin alors?

Pas davantage.

J'entends, il alla au joueur de flûte.

Vous n'y êtes pas encore, mon frère ! il alla au cliien, après s'être muni d'un bon morceau de viande qu'il lui offrit avec respect. Le joueur de flûte était fou de son chien, le cousin écoutait le joueur de flûte, la dame avait confiance dans le cousin, le ministre aimait la dame, le roi détestait le ministre: riUyrien, de fil en aiguille, eut son gouvernement.

A LA PLUS BELLE

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Ah ! par exemple ! s'écria le frère Bruno.voilà une bonne aventure ! Voulez-vous me la redire pour que je puisse la conter couramment?

Pierre Gillot répéta son anecdote avec une parfaite obli- geance.

Et la date? demanda le moine; car j'aime à dire : C'était en l'an...

C'était en l'an 340 avant Jésus-Christ, mon frère.

En l'an 340 avant Notre-Seigneur, grommela Bruno, qui faisait son travail mnémotechnique : Fillot-Patte-d'or d'Arménie qui achète de la Naande au lévrier du joueur de vielle du cousin de la femme du minisire de Philippe, père d'Alexandre-le-Grand... Est-ce bien cela?

Parfaitement.

Le chien devait avoir un nom? Et le joueur de musique aussi? c'est égal, ma foi, compère, vous êtes un camarade de joyeux déduit, et je serai bien aise de vous rendre service. C'est donc de mon ami Jeannin que vous avez besoin?

Pas moi, mais bien mon maître.

Alors que signifie l'histoire du lévrier?

Pasques-Dieu ! murmura Pierre Gillot, voici un vieux retors !... L'histoire du chien, mon frère, vient comme il faut, en ce sens que Jeannin aura affaire à moi.

Et que lui direz-vous?

Mon frère, il y a de riches et nobles héritières à la cour de France; ce Jeannin est-il marié I

Il est veuf.

Sans enfants?

Il a une fille belle comme les amours.

A la cour du roi de France, mon frère, il y a de nobles et riches jouvenceaux.

J'entends bien, mon compère, mais ce que je veux savoir...

C'est le secret d'État, n'est-ce pas?

Juste !

Piecre Gillot rapprocha son siège. Il eût fallu être plus expert

78 A LA PLUS BELLE

que le frère Bruno pour découvrir le travail soudain et rapide qui se faisait dans la tête de cet homme. Son visage ne changeait point. Sa parole restait douce et tranquille.

Aimez-vous les Anglais ! demanda-t-il en fixant sur le moine ses regards subitement relevés.

Le moine crut le voir pour la première fois.

A peu près comme le chaud-mal, mon compère.

Eh bien 1 ce qu'on veut faire a trait aux Anglais.

Voyons un peu cda.

C'est une négociation prise de très loin, et qui se rapporte encore pour un peu à l'anecdocte de Trogue-Pompée, car enfin on pourrait aller tout droit à M. Tanneguy du Chastel, sinon au duc de Bretagne, mais on a le temps, tout le temps, puisque madame la reine n'est encore enceinte que de trois mois...

La reine de France 1 interrompit Bruno qui ouvrit de grands yeux.

Oui, mon frère, la reine de France, et cette fois, maître Coictier, le médecin du roi, a dit que madame Anne deBeaujeu aurait un petit frère, un dauphin, par Notre-Dame duPlessis !... Et maître Coictier n'a jamais fait erreur en sa vie !

Ça me rappelle, dit Bruno en riant, l'aventure de Michel Savon, le vétérinaire de Rohan. Il devinait, rien qu'à peser un œuf frais, s'il y avait dedans un cochet ou une poule. Michel Savon est mort en l'an quarante-deux au lieu de la Grand'- Lande, sous Miniac-Morvan. Sa veuve est borgne d'un œil, et sa fille aînée a épousé le messager du vieux bourg de Miniac, qui avait trois enfants de sa première, Yvonne Le Seiche, de Janzé, d'où viennent les poulardes. Ce fut Joson Pillioux, le premier mari de cette Yvonne-là, qui mit le feu au clocher de Bécherel en revenant ivre de la noce de son frère, Hervé Pil- lioux, corroyeur de son état, maintenant trépassé... Mais dites- moi vos secrets d'État, mon compère Gillot, de Tours en Tou- raine : vous voyez bien que je ne suis pas bavard I On me hache- rait menu comme chair à pâté avant de m'en arracher une parole !

Pendant que Bruno parlait, l'homme au surcot brun sou-

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riait d'un air bien honnête, ce qui ne l'empêchait point de réfléchir.

Vous devez être discret comme un saint de bois, mon bon frère, dit-il, cela se voit du reste! et je n'hésite pas un seul instant à vous confier les destinées de la France.

Frère Bruno se redressa et prit l'attitude qui convient à un homme dont les oreilles vont entendre un oracle.

Entre la Bretagne et l'Anglais, reprit Pierre Gillot, Dieu a mis la grande mer; entre la France et la Bretagne, Dieu n'a mis qu'un ruisseau: qui oserait prétendre que Dieu fait les choses à l'aveugle ou à la légère? La Bretagne est à la France comme le fleuve est à l'Océan, comme le bras est au corps. Cela doit être; cela sera!

Mon compère, dit Bruno, vous m'avez ouï parler tout à l'heure de M. Hue de Maurever, seigneur du Roz, de l'Aumône et de Saint-Jean des Grèves?

Celui qui ajourna le duc François I" au tribunal céleste?

Précisément. Si j'en reviens à lui, c'est que Jeannin, mon ami, était son serviteur, et que M. Hue songeait bien sou- vent à ce que vous dites.

Il était de mon sentiment? demanda Gillot avec vivacité.

Comme le patient est de l'avis du bourreau qui lui crie : Il faut mourir! Non, non, mon compère! Celui-là était un Breton du vieux sang! Mais ce que vous désirez, il le redou- tait et cela me frappe.. Vous plait-il que je vous récite la manière de prophétie que M. Hue nous fit à son lit de mort?

Cela me plaît! répondit Gillot sans hésiter.

Frère Bruno n'était point habitué à pareil empressement. Il se sentait véritablement grandir devant cet homme qui lui confiait des secrets d'Etat et qui ne demandait pas mieux que de l'écouter. i

C'était au manoir du Roz, reprit-il, là-bas, de l'autre côté de la mare Saint-Coulman. Je me trouvais pour une visite d'amitié que je faisais à la pauvre Simonnette Le Priol,

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la défunte femme de Jeannin. J\l. Hue tremblât son agonie depuis le matin. Quand le soir tomba, il dit au prêtre :

« Appelez mon fils Aubr\', ma fille Reine et le petit Aubry leur enfant; appelez monsieur mon cousin Morin de Maurever, seigneur du Quesnoy, appelez Berthe sa fille; appelez Jeannin, le brave homme... et tous, et toutes, car je vais rendre mon âme à Dieu, mon créateur. »

Ils vinrent tous. Et ils étaient beaucoup qui pleuraient, parce que Maurever avait vécu en gentilhomme et en chrétien : doux aux faibles, dur aux forts, Messire Aubry et M^^^ Reine lui donnèrent la main. Il me semble encore entendre la voix du vieillard lorsqu'il se leva sur son séant pour la dernière fois.

« Mes amis, dit-il, mes ser\àteurs et mes enfants, voici l'heure de ma mort. Je vais prier pour vous dans un meilleur monde. Ne me regrettez pas. J'ai, trop vécu.

« Aubry I", mon gendre et mon ami, tu me suivras de près; Reine, ma fille, économise tes larmes : tu souffriras cruellement et longtemps sur cette terre.

« Aubry II, mon petit- fils, tu verras la Bretagne mourir... »

Pierre Gillot tressaHlit comime on fait à un choc violenL

Si vous voulez, mon compère, fit Bruno, je n'en dirai pas davantage.

Si fait mon frère, si fait ! mes nerfs ont cinquante ans bientôt. Ils ne me demandent plus licence pour tirailler mes membres...

Vrai Dieu, compère, moi j'ai vingt années déplus que vous. Mes nerfs ne se tiennent que trop en repos ! INIais je conti- nue, puisque c'est votre bon plaisir. M. Hue dit donc ceci :

« Aubry, mon petit-fils, tu verras la Bretagne mourir I »

Il fit un silence, pendant quoi on n'entendit que le bruit des sanglots contenus, il regardait le ciel de son lit deux lévriers brodés soutenaient l'écusson de Bretagne. Ses yeux éteints re- vivaient et s'inspiraient"

« Honte à nous, reprit-il d'une voix changée; malheur à nos enfants !

« Honte à nous, qui avons péché contre Dieu ! malheur à nos

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enfants qui subiront le joug étranger et qui perdront le nom de leur pjys !

« Écoutez ! nos pères sont venus de Galles et de Cornouailles. Mais ce sont des Saxons et des Normands qui sont maintenant aux paj's de Cornouailles et de Galles.

« Ne vous faites pas Anglais 1

« Le Français vient. Bretons 1 ô vieux fils de Murdoch ! sont vos lances?

« Ne vous faites pas Français !

« Mettez plutôt votre sang dans la rivière du Couesnon qui s'élargira comme une mer pour séparer les Français des Bretons !

« Éoutez ! voici les lances de Bretagne; voici les épées de Léon et les épées de Tréguier ! Voici les chevaliers de Kerne Voici les hommes d'armes de Quimper ! Nantes ! Rennes I Vannes ! Saint-Malo ! Dol et Pontivy ! bonnes villes, soldats vaillants ! Fougères, Vitré, Morlaix, Lannion, Guingamp, Re- don, jNIontfort, Lamballe, Moncontour, Hennebon ! La France a-t-elle plus de cités que nous et de plus fortes! car j'oublie Châteaulin, Combourg, Loudéac, Saint-Pol, Paimpol, Brest, le grand port de mer; Pontorson, Quimperlé, Chateaubriand, Ploërmel et Guérande ! C'est un ancien royaume que notre Bretagne ! Combattez et mourez : ne vous faites pas Français !

« Mes parents, mes enfants, mes \*assaux, je suis content de mourir, puisque ceux qui vivront vivront déshonorés.

« Écoutez 1 les années ont passé. La France a reculé devant le jeu de l'épée. Louis XI est mort, mais son esprit cauteleux lui survit... »

Eh bien ! mon compère ! s'écria ici Bruno, qu'avez-vous donc !

Les dents de Pierre Gillot avaient claqué à ce mot « Louis XI est mort, » et il était tout blême.

Allez toujours I dit-il. Et il ajouta tout bas :

Les rois sont mortels, je le sais bien.

C'est vous qui le voulez, reprit Bruno, remarquant son

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trouble avec étonnement; je continue. Il disait donc touf cela, le vieux seigneur à l'agonie. Il disait. . . Mais vous m'avez coupé le fil de mon inspiration et je ne sais plus comment le renouer. En un mot comme en mille, M. Hue nous annonça très clairement qu'après le décès de Louis XI, il y aurait du nouveau; que la Bretagne ne serait point conquise par le fer, mais bien escamo- tée, qu'un mariage se ferait...

Un mariage 1 répéta Pierre Gillot dont l'émotion était extraordinaire; et, par hasard, a-t-il dit le nom des fiancés?

Oui bien, il les a dits répliqua Bruno.

Pierre Gillot tira un petit parchemin de la poche de son surcot.

Mon bon frère, prononça-t-il d'une voix tremblante, une sainte recluse des bords de la Loire a fait une pareille prédiction et les noms qu'elle a dits sont sur ce parchemin bénit. Répétez ceux que prononça M. Hue : nous verrons si ce sont les mêmes.

Charles et Anne, dit frère Bruno. Pierre Gillot ouvrit le parchemin et lut : 0 Charles et Anne 1 »

COMME QUOI FRÈRE BRUNO TROUVA DES NOMS MACÉDONÎENS POUR LE CHIEN DU JOUEUR DE FLUTE ET DIFFÉRENTS AUTRES PERSONNAGES.

Le frère Bruno resta un instant bouche béante, considérant

le parchemin de Pierre Gillot avec de grands yeux ébahis.

Ah! ah! dit-il enfin, voilà ce que j'appelle une bonne aventure ! Mais, mon compère Gillot, que parlez-vous de ]\Ime la reine qui est enceinte? Il nous faut un Charles et une Anne : vous avez déjà la petite M™® Anne de Beaujeau pour la France; c'est à la Bretagne de nous fournir un Charles. Et, par mon salut, Gillot, M^^ Marguerite de Foix, femme du duc François, est enceinte aussi; c'est elle qui fournira le Charles !

Non pas ! s'écria l'homme au surcot brun avec vivacité; mon maître, ou, pour parler mieux, le maître de mon maître, tient à donner le Charles !

Eh bien, mon compère, reprit Bruno, j'ai fait plus d'un mariage en ma vie : d'abord celui de Guinou Martelusson, du bourg de la Houle, avec Nielle Baroux, sa nièce à la mode de Bétons (qui est dans l'évêché de Rennes, derrière Saint-Gré- goire), et ce fut une belle noce, assurément, oui ! A telles en- seignes que le sire de La Motte, de Vauvert et deBroons, donna dix anges d'or à Nielle pour parer sa maison. C'était ce sire de

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Broons qui allait en guerre avec une épée de douze pieds, comme Thibaut de Champagne, et qui disait à sa femme, laquelle était une Querhoënt de basse Bretagne : « Madame ma mie... >

Mais Gillot ne voulait pas savoir ce que le sire de La Motte, de Vauvert et de Broons disait à sa femme, qui était une Quer- hoënt de basse Bretagne. Il interrompit le frère Bruno d'un air bien honnête.

C'est surprenant, dit-il, quel plaisir j'éprouve à vous en- tendre discourir !

Alors donc, mon compère, laissez-moi poursuivre...

Je le voudrais, mais je ne suis qu'un pauvre homme, gagé pour obéir, et mon maître est sévère.

Revenons à notre mariage, j'y consens. Dans trois ou quatre mois Charles de France et Anne de Bretagne naîtront, si Dieu le veut. La première chose à faire, si j'ose vous donner un conseil, ce sera de les baptiser, après quoi on les mettra en nourrice. Au bout d'un an et un jour, on les sévrera. Met- tons encore six mois, M^ie Anne de Bretagne dira papa en langue gaélique, et monseigneur le Dauphin de France criera mammammamman : Ce sera le bon moment pour les accor- dailles.

Excellent frère Bruno I fit l'homme au surcot brun en lui prenant les deux mains et d'un accent pénétré, je n'ouïs jamais âme qui vive plaisanter aussi agréablement que vous ! Et l'on peut dire que les fondements de cette grande affaire d'État auront été jetés avec beaucoup de gaîté...

Et de légèreté, mon compère, à six cents pieds au-dessus du sol ! C'est la hauteur du carreau de ma cellule.

De plus en plus ingénieux et spirituel 1

I ! quand on s'y met, voyez-vous ! Cela me fait sou- venir d'un bon mot qui m'échappa en l'année de la mort du feu roi, l'avant-veiile de la Chandeleur. Donduraine, le tailleur de Villedieu, me disait...

Écoutez, interrompit gravement Pierre Gillot, je pas- serais là deux semaines à vous admirer ! Je me connais 1 Et je Bei'ais châtié, c'est chose certaine. Je fais donc effort sur moi-

A LA PLUS BELLE 85

même, et je me bouche les deux oreilles. Voulez-vous m'accré- diter, comme voire ami et compagnon, auprès de l'homme d'armes Jeannin?

Frère Bruno hésita un instant.

Après tout, pensa-t-il tout haut (car penser tout bas, c'est perdre une bonne occasion de jouer de la langue), il ne peut en arriver de mal à mon ami Jeannin. Et d'ici que M, le Dauphin futur et M^^ Anne de Bretagne, sa femme, qui est à naître, arrivent à l'âge de raison, il coulera bien de l'eau sous le pont de la Sée... Je veux bien, mon compère.

Et que demandez-vous pour prix de ce service?

Je demande que, si faire se peut, on mette ma cellule au rez-de-cliaussée. En bas, on trouve plus de monde à qui parler, et quoique je sois naturellement taciturne...

Vous aurez une cellule au rez-de-diaussée.

Oui-da? c'est pourtant plus difficile que de créer un che- valier : elles sont toutes prises.

Maître Olivier le Dain y pourvoira, je vous le promets.

Voilà donc qui est entendu. Maintenant, regardez-moi bien en face, mon compère Gillot, de Tours en Touraine. Ce que je vais vous dire est pour votre salut. Allez vers mon ami Jeannin, puisque c'est votre envie, mais souvenez-vous de ne lui rien demander qui soit contre le devoir d'un chrétien ou l'honneur d'un Breton, oar il vous casserait les deux bras, les deux jambes et la tète. Tenez, je vous prête mon rosaire. Il le connaît bien par mon saint patron I Vous le kii montrerez, et vous lui direz : « Je viens de la part du vieux Bruno, qui conte de si bonnes aventures. »

Je n'y manquerai pas, répliqua Gillot, en recevant le rosaire à grains d'ébène; grand merci, mon cher frère, et au revoir I

Au revoir !

Gillot se dirigea vers la porte et sortit.

Holà ! s'écria Bruno en le rappelant; revenez donc çà un petit peu, mon compère, j'ai oublié la date de l'histoire du chien, du joueur de flageolet du cousin de la dame du ministre du roi Piiilippe de Macédoine,..

86 A LA PLUS BELLE

340 ans avant Jésus-Christ, mon frère.

Bien, bien 1 cela suffît, un 3, un 4 et un 0... merci I Gillot descendit les premières marches de l'escalier.

Dites donc I lui cria frère Bruno, ce Trogue Pompée, abrégé par Justin, était-il d'église?

Non pas, que je sache.

Et le nom du chien, vous avez oublié de me le dire. . . Mais le compère Gillot était trop loin déjà, cette fois. Frère

Bruno ne sut pas le nom du clùen.

Voilà comme une aventure perd la moitié de son prix ! grommela-t-il en rentrant dans sa cellule; j'aurais lui demander cela avant de lui donner mon rosaire.

Mais tu ne te corrigeras donc jamais I dit-il avec mauvais humeur.

Me corriger de quoi?

Tu sais bien ce que je veux dire I

Mais non I

Voyons 1 ne mens pas au moins 1

Comment 1 vieux coquin, mentir 1

Encore des gros mots 1

C'est toi qui as commencé 1

Bon ! bon ! tu peux continuer tout seul, moi, je ne me dispute pas sur ce ton-là 1

Bruno fit en même temps un geste plein de dignité comme pour mettre fin à cette querelle inopportune et malséante. On se tut de part et d'autre. Le fait est que de semblables discus- sions dégénèrent parfois en voies de fait, et que, sans sa louable prudence, frère Bruno se serait exposé à se prendre lui-même à la barbe.

Il vint s'accouder contre l'appui de sa petite fenêtre. Mais iJ gardait de la rancune, et le premier venu aurait pu voir qu'il avait quelque chose sur le cœur.

Une fois pour toutes, dit-il après un silence très court, mets plus de modération dans tes paroles ! Se fâcher comme cela tout rouge dès les premiers mots, c'est la mort des discussions ] Qu'anive-t-il? On est obligé de se taire, afin de n'en pas venir à

A LA PLUS BELLE 87

des extrémités toujours fâcheuses. L'habit que nous portons commande une grande réserve. Tu n'es pas méchant au fond, mais tu es inconsidéré...

Allons, vas-tu nous prêcher un sermon d'une heure I Fais plutôt comme moi, et dis tes oraisons.

Frère Bruno se tut en homme qui ne veut pas pousser à bout un adversaire entêté.

j En ce moment son regard, qui parcourait la grève avec dis- traction, fut attiré par les brillantes étincelles jaillissant des casques et des cuirasses d'une troupe d'hommes d'armes. Cette troupe sortait du Mont-Saint-Michel et se dirigeait vers le Couesnon. Elle était composée de soldats du roi de France. I A quatre ou cinq cents pas, à ^uche de cette troupe, un homme chevauchait tout seul sur un bidet de bien humble apparence. Il portait une casquette dont la visière descendait sur ses yeux, un surcot brun et des chausses couleur de pous- sière

Tiens! tiens! se dit frère Bruno; mon compère Gillot n'a pas perdu de temps ! Le voilà qui chemine déjà vers le ma- noir du Roz... Mais vont les soudards?

Les soudards suivaient à peu près la même direction que le bon compère Gillot; mais ce dernier n'était évidemment pas en leur compagnie.

Il passa le Couesnon à gué. Bruno le vit entrer dans les terres cultivées, sous le village de Saint- Jean.

Les soudards continuaient de suivre la lisière des grèves.

C'est égal, pensa frère Bruno, je vais piquer une épingle dans la manche de mon froc, afin de songer à lui demander le nom du chien, quand il me rapportera mon rosaire.

Et il ajouta, en forme de résumé final :

Un 3, un 4, un 0... Philippe, roi de Macédoine, père d'Alexandre-le-Grand... son ministre (pas de nom encore, comme c'est incomplet 1) la femme du ministre (de nom, pas davantage !) le cousin, (dans ce pays-là ils n'avaient peut-être pas de nom !) mais si fait, puisque ce Patte-d'or s'appelait Fillot.

&8 il t.A PLUS BELLE

Il se frappa le front en homme qui accouche d'une idée.

Saint Archange ! s'écria-t-il, pourquoi ne les baptiscrais- je pas moi-même? Voyons ! j'appellerai le ministre Corentin, la ministresse M^^ Ursule; le cousin Bertrand; le joueur de musette Jean-Pierre, et le chien Médor... Certainement, les Macédoniens, hommes et bêtes, n'avaient pas de plus beaux noms que cela !

Le soleil brûlait la pelouse maigre de la plate-forme du Roz. Les bestiaux ruminaient à l'étable, aucune figure ne se mon- trait aux fenêtres fermées du manoir.

Mais il faisait frais sous les grands arbres, dont les bouquets s'étageaient sur la rampe nord-est de la montagQe, et descen- daient en masses ondulantes jusqu'aux premiers chaumes du marais. La forêt était déserte. A peine saisissait-on dans le lointain les notes perdues de quelque complainte bretonne, laissant tomber lentement la mélodie de ses innombrables cou- plets.

Messire, disait une voix bien douce sous la feuillée, et la douce voix tremblait; messire, je vous parle aujourd'hui pour la dernière fois. Hier, je ne croyais point mal faire en devisant avec le compagnon de mes jeux..

Eh bien I Jeannine, qu'y-a-t-il de changé depuis hier?

Messire, votre mère, la noble dame de Kergariou, ma maîtresse chérie et respectée, m'a fait voir ce matin que je me trompais.

Il y avait deux énormes châtaigniers dont les troncs jumeaux se reliaient par un banc de mousse. Jeannine était assise sur le banc. Messire Aubry se tenait debout devant elle.

C'étaient deux enfants, Aubry plus enfant que Jeannine. Ils étaient beaux et bons. Jeannine disait vrai, la pauvre fille. Hier, elle ne prenait pas même souci d'interroger son cœur. N'avait- elle pas été élevée avec Aubry? Qui donc eût-elle aimé, sinon lui, son compagnon d'enfance, son frère, son seigneur?

Mais, depuis hier, elle avait appris bien des choses. Elle avait appris qu' Aubry était le fiancé de sa noble cousine, Berthe de

A LA PLUS BELLE 89

Maurever. Elle avait appris que M°^e Reine craignait sa fenêtre ouverte, sa fenêtre à elle, Jeannine.

A son insu, Jeannine avait espéré hier, puisqu'elle souffrait aujourd'hui. Ses beaux yeux baissés avaient un peu de rouge à la paupière. Elle essayait de sourire, mais quand un rayon de soleil perçait la feuillée épaisse, on voyait bien qu'elle avait pleuré.

Écoutez-moi, messire Aubr>% reprit-elle, il n'y a point au monde de jeune fille plus belle ni meilleure que Berthe de Mau- rever. . .

Il y a toi, Jeannine ! interrompit Aubry.

Oh ! moi, dit la fillette en souriant tristement, je ne suis qu'une vassale, messire.

Et si je veux te faire dame? demanda Aubry en lui pre- nant la main.

Un incarnat plus vif vint à la joue de la jeune fille. Je vous ai dit qu'elle était bonne. Mais est en ce monde, le cœur dépourvu d'ambition?

Elle baissa ses grands yeux humides et ne répondit point.

Et si je veux te faire dame? répéta Aubry après un silence. Pourquoi non? Il l'eût fait, certes comme il le disait. Il

n'avait pas vingt ans. Oh ! Je rêve délicieux qui passa devant les yeux de Jeannine ! Être la femme d'un chevalier et être heureuse ! enviée et bien aimée tout à la fois 1 Elle regarda Aubry, puis elle lui tira sa main.

Moi, je ne veux pas ! dit-elle d'un accent résolu, tandis que sa paupière se baissait et qu'une larme perlait à ses cils.

XI

LE NAIN SIFFLE MIEUX QU UN MERLE

Le pauvre Aubry resta si triste que Jeannine eut pitié, mais elle ne lui rendit point sa main.

Berthe de Maurever est votre cousine, muimura-t-elle; vous l'aimerez parce qu'elle mérite d'être aimée.

Sur mon honneur ! s'écria le jeune homme, je n'aimerai que vous !

Comme Jeannine allait répondre, un petit bruit se fit sous la feuilîée. En même temps un sifflet aigre et perçant modula le vieil air du pays de Combourg :

Le page dit à Madeleine i Touj oxu-s 1 Toujours I

Il y a quelqu'un dans le fourré 1 s'écria Jeannine effrayée. Le sifflet se taisait.

Quelque pâtour qui passe... dit Aubry.

Non, non ! Il n'y a qu'un être au monde pour siffler ainsi 1

Écoutez-moi, Jeannine, je vous en prie 1

Écoutez vous-même, messire Aubry, interrompit la jeune fflle dont la voix était basse mais ferme, je ne dois pas rester près de vous plus longtemps, et il faut que vous lisiez

92 A T.A PLUS BELT.E

au fond de mon cœur. Si j'étais une noble demoiselle, je vous dirais : Je suis à vous; après Dieu, vous êtes mon maître et mon seigneur, car je vous aime... Aubry voulut ressaisir sa main. Elle la retira doucement.

Mais je ne suis qu'une vassale, reprit-elle; je ne peux pas devenir votre femme.

Pourquoi cela? se récria Aubry, mon père est mort, je suis chef de ma maison...

Je ne peux pas, répéta la jeune fdle, parce que je ne veux pas susciter un fils contre sa mère.

Ma mère consentira...

.Jamais ! prononça Jeannine en secouant la tête.

Quand je lui dirai qu'il s'agit du bonheur de ma vie... Le siiïlet se fit entendre de nouveau sous le couvert. Il chan- tait l'air de la ballade du Huelgoat :

Boisbriand triste et tout en pleurs Dit à la fière suzeraine : Je l'aime, ô ma mère, et je meurs I « Fillette, va cueillir les fleurs, » Que répondit la châtelaine?

C'est le nain maudit ! s'écria Aubry en colère.

On put entendre comme un écho étouiïé de ce petit rire strident et sec que nous avons déjà ouï plusieurs fois. Puis le sifflet acheva la première strophe de la ballade :

(Fillette, va cueillir les fleurs, L'aubépine et la marjolain.;) La châtelaine Répondit : a Meurs 1 »

Aubry et Jeannine savaient tous deux la poésie de la ballade. Pour eux le sifflet parlait. Jeannine rabattit son voile et se leva.

Adieu, messire Aubry I dit-elle.

A. LA PLUS BELLE 93

Quoi! pas même au revoir! fit le jeune homme doulou- reusement.

Non, pas au revoir, répéta Jeannine, ma grand'mère Fanchon Le Priol habite la ville de Dol; je vais demander, dès ce soir à M^^ Reine, la permission de quitter sa maison pour aller demeurer avec ma grand'mère. Je prierai Dieu pour vous, messire Aubry... et pour Berthe, votre cousine, afin qu'elle vous aime et que vous soyez bien heureux, tous les deux.

Il y avait de grosses larmes sur les joues de la pauvre Jean- nine. Aubry la pria et la supplia de changer de résolution, mais tout fut inutile. A bout d'arguments, il se mit à genoux sur la mousse. A cet instant, le sifïlet fantastique jeta un appel aigu et entonna l'air de l'écuyer Renan de Pierrefonds, qui tua sa fille Yolande et le gentil Olivier, dans la forêt d'Alençon.

« Renan ceignit sa longue épée Et mit son chapel à l'envers, Criant à tort et à travers : Vites-vous ma fille échappée?

Jeannine comprit et s'esquiva, légère comme une biche. Au bout de quelques secondes, elle avait disparu derrière les pousses drues des chênes et des châtaigniers. Aubry fit ma- chinalement quelque pas pour s'éloigner lui aussi, et se trouva face à face avec le bon Jeannin.

Celui-ci n'avait point mis du tout sa toque à l'envers et n'avait garde de chercher sa fille échappée.

Holà ! dit-il gaiement, voilà messire Aubry qui prend goût aux promenades solitaires ! Vertudieu 1 nous verrons gravé bientôt sur l'écorce des hêtres le doux nom de Berthe de Ma u rêver !

Aubry demeurait devant lui tout décontenancé.

Est-il défendu, balbutia-t-il, de chercher l'ombre quand ï. init grand soleil?

Non pas, non pas, messire ! Vous allez, vous errez, vous rêvez : tout cela est bien fait et finira, s'il plaît à Dieu, comme

94 A LA PLUS BELLE

il faut I Quand Jeannine, ma petite fille, aura le bon âge, j'espère qu'il se trouvera aussi quelque vaillant homme d'armes pour la servir et demander sa main... Elle n'est pas mal venue, ma petite Jeannine, n'est-ce pas vrai?

Elle est belle comme un ange ! s'écria Aubry.

1 ! voici bien les amoureux ! Vous êtes si accou- tumé de songer à votre perle de beauté, messke Aubry, que vous voyez partout des anges !... Mais Jeannine ne se promène pas encore dans les bois et nous avons du temps devant nous.

Le sifilet pointu comme une aiguille, lança le refrain si connu, et qui date, dit-on, de la jeunesse du bon connétable du Gues- clin :

« Je t'en ratisse, Mon ami Bertrand, Je t'en ratisse 1... »

Messire Aubry devint plus rouge qu'une cerise.

Ho I ho ! dit Jeannin; il paraît que Fier-à-Bras se pro- \ mène, lui aussi, mais il est trop grand seigneur pour suivre \ le chemin battu. Je gage qu'il est tout en haut de quelque châtaignier...

Il leva la tête et la baissa aussitôt comme on fait pour éviter un objet qui tombe. L'objet, c'était le nain lui-même qui avait trouvé bon de se laisser choir d'une branche il s'asseyait. Il tomba à califourchon sur l'épaule de Jeannin, et se mit à rire de tout son cœur.

Non, non, dit-il, notre fille Jeannine ne court jamais dans les bois I Oui, oui, ajouta-t-il en regardant Aubry qui détournait la tête, messire Aubry songe à sa belle parente depuis le matin jusqu'au soir I Voilà des vérités, Jeannin, mon ami I à la bonne heure !

On laisse ce nain prendre trop de libertés, murmura le jeune homme dont les sourcils se fronçaient.

Oui-dà? répliqua Fier-à-Bras efîrontément; eh bien, messire, ce nain est plus discret que bien des hommes de

A LA PLUS BELLE 95

bonne taille, car il retient sa langue à l'heure même on le pique !

Que veux-tu dire? demanda Jeannin, tu parles toujours en paraboles.

Je veux dire que vous vous entendez bien à enlever la quintaine, mais...

Il s'arrêta. Jeannin le prit dans ses br£s et le regarda en face.

11 y a donc quelque chose qui m'échappe? demanda-t-il. Aubry était à la gêne.

Il 3^ a, répondit le nain, que sur la route de l'Islemer, un bonhomme chevauche en ce moment sur un pauvre méchant bidet du pays avranchain. Cet homme-là demande tout le long du chemin par il faut passer pour gagner le manoir du Roz. Il a des éperons d'or, non point à ses talons, mais dans sa poche... des éperons d'or qui pourraient bien s'attacher aux brodequins de maître Jeannin, si maître Jeannin le vou- lait!

Aubry haussa les épaules avec humeur.

Par le diable I tu t'expliqueras, s'écria Jeannin qui lui serra les poignets.

Mon brave compagnon, répondit le nain, la lisière de la forêt est ici, a vingt-cinq pas, sur la droite. Vas-y tu verras la route de l'Islemer, le bonhomme et son méchant bidet I

Jeannin, sans lâcher Fier-à-Bras, se dirigea vers la lisière du bois. A peine dépassait-il les derniers arbres, qu'il aperçut, au bas de la montée, un voyageur vêtu d'un pauvre surcot de drap brun, et coiffé d'une casquette à bateau.

Holà ! mon maître I cria le voyageur; pour aller au ma- noir du Roz, s'il vous plaît?

Dans sa surprise. Jeannin ouvrit ses deux mains. Le nain sauta sur le gazon et se prit à gambader sur la mousse.

Messire, messire ! dit-il à l'oreille d'Aubry qui s'appro- chait pensif et soucieux; nous en verrons bientôt de belles I Mais je suis un homme et je m'intéresse à vous; n'ayez pas peur I

96 A LA PLUS BELLE

Aubry ne peut s'empêcher de sourire. Le nain mit sa tête rouge dans une haie, qui garda bien quelques cheveux crépus, et passa de l'autre côté.

Le manoir du Roz est là, au bout de cette avenue, mon homme, disait, cependant, Jeannin au voyageur. Je vous prie, qu'y venez-vous chercher?

J'y viens chercher un homme d'armes nommé Jeannin, natif du bourg des Quatre-Salines, en grève.

De quelle part?

- De la part d'un bon religieux qui est son compère, et qui m'a remis son chapelet, afin que j'aie créance auprès dudit Jeannin.

L'homme d'armes examina le rosaire de Bruno la Bavette et le reconnut. 11 prit le cheval du voyageur par la bride :

Venez donc, dit-il, mon compagnon. Je vais vous conduire au manoir et vous donner la collation de mon mieux, car je suis ce Jeannin que vous venez quérir.

Maître Pierre Gillot, de Tours en Touraine, valet d'Olivier le Dain, barbier du roi Louis onzième, fit un salut honnête et tout plein de décente réserve. Après quoi, il se prit à considé- rer Jeannin.

Aubry avait profité de l'occasion pour s'enfoncer danS; la forêt. Mais les hêtres pouvaient végéter tranquilles. Le: nom de la belle Berthe de Maurever ne menaçait point leur écorce.

Pierre Gillot, cependant, poursuivait son examen sans mol dire.

Voilà donc, pensait-il, ce qu'on fait des braves gens au pays de Bretagne! Cet homme-là est connu du duc François, connu de M. Tanneguy, connu de tous les grands vassaux de Bretagne 1 On le laisse, parce qu'il n'est point gentilhomme, tenir le manchon d'une douairière de moyenne noblesse, et apprendre le métier de casseur de bras à quelque héritier de; hobereau, niais comme une toute nichée de buses ! Ah I Pâques-^ Dieu ! Pâques-Dieu ! le monde est fou ! et le jour viendra h roture en colère inventera quelque bon engin pour remplacei

A LA PLUS BELLS 97

la corde de mon compère Tristan Lhermite, laquelle besogne va trop lentement et péniblement à mon gré !

Jeannin tourna un coude de la route, et le manoir du Roz apparut aux regards de Pierre Gillot.

C'est cela ! c'est cela ! songea-t-il encore, pendant que sa lèvre tombante fe plissait en un sarcastique sourire; on connaît la taupe à son trou, l'hidalgo à sa poivrière ! Notre-Dame de Toiu-s ! Ces pignons gris et ces girouettes qui crient au vent comme des fresaies ont mauvaise odeur de gentilhommerie ! Croquant, sieur de Pantoufle, Gorge-Chaude, Pichenette et autres lieux, Cousin du roi ! Ah ! monsieur saint [Michel me soit en aide! je leur lâcherai dame Bourgeoisie aux trousses! Et si dame Bourgeoisie fait la rogue, d'autres viendront qui aigui- seront les dents de Jacques Bonhomme !

Il se mit à rire méchamment et ajouta :

Qui vivra verra ! Ce Tarquin coupait avec sa baguette les hauts pavots qui rompaient l'équilibre de son champ. C'est toute la science de régner. Pâques-Dieu ! les petits sont tou- jours les amis du roi ! les grands s'agitent, grondent et mordent. Seulement, si vous tranchez le chêne au pied, dix autres chênes poussent à la souche. Il s'agit d'arracher la souche. Tarquin avait-il songé à cela?

Veuillez mettre pied à terre, mon compagnon, dit Jean- nin qui arrivait au bas du perron.

Pierre Gillot lâcha incontinent la bride et vida les étriers. Jeannin donna son cheval au palefrenier, mit la toque à la main et introduisit son hôte dans la salle à manger du Roz.

Il fit mettre sur la table du vin et des confitures.

Pierre Gillot le considérait toujours.

Et il pensait.

Ya-t-il donc de la cervelle sous ces belles boucles blondes? Joli écuyer, vraiment, pour châtelaine entre deux âges ! Bras i'acier ! tête de soie !... Est-ce bien mon homme?

Et comment se porte mon compère Bruno? demanda Jeannin en prenant place.

Assez bien, assez bien... la langue un peu fiévreuse...

ô§ A LA PLUS BELLE

Savez-vous, mon maître, qu'il raconte de vous de fiers exploits, ce bon frère?

Que ne raconte-t-il pas I

Il remplit deux verres et leva le sien.

A votre santé, mon compagnon, dit-il.

A la vôtre, mon digne maître ! riposta Pierre Gillot qui ne fit que tremper ses lèvres dans le breuvage.

Ils étaient attablés au milieu de la salle.

Par une fenêtre ouverte, la tête ébouriffée et sanglante du nain Fier-à-Bras se montra. Gillot et Jeannin lui tournaient le dos. Le nain riait tout bas et ses yeux pétillaient de malice. Il ne pouvait voir le visage de l'étranger sous la longue visière de son chaperon. Son petit corps se guinda en équilibre sur l'appui de la croisée. Puis, sans bruit aucun, il descendit, glissa sur les carreaux humides, et disparut derrière la porte du buffet que Jeannin avait laissée entre-bâillée.

L'écuyer et son hôte ne l'avaient point aperçu.

Or ça, dit Jeannin, mon compagnon, vous plairait-il m'apprendre ce que vous désirez de moi?

XIÏ

FIER-A-BRAS SE MONTRE GOURMAND

Pierre Gillot prit son air le plus aimable et frt à Jeannin un petit signe d'intelligence.

Mon compagnon, dit-il, je vais m'expliquer et m'expli- quer clairement, ainsi qu'il convient entre deux bonnes gens. Mais je n'aime pas beaucoup à parler comme cela, portes et fenêtres ouvertes. Souffrez que je ferme la croisée.

Fermez tout ce qu'il vous plaira, repartit Jeannin. Pierre Gillot se leva et fit basculer le lourd châssis de la fenêtre dans sa rainure poudreuse.

De cette sorte, reprit-il, les oreilles curieuses, s'il y en a, seront bien attrapées.

Oh ! que oui-dà I pensait Fier-à-Bras l'Araignoire dans son buffet, il détachait avec soin le couvercle d'un pot de conserves.

Pierre Gillot vint se rasseoir et croisa ses jambes mal chaus- sées l'une sur l'autre.

Donc, commença-t-il, voici ce qui m'amène. Vous avez été à la cour de Nantes, n'est-ce pas, maître Jeannin?

Plusieurs fois. Pourquoi?

Vous allez voir... Vous étiez de l'armée du Bien public, sous Montlhéry?

200 A. LA PLUS BELLE

J'en étais.

Vous êtes fidèlement attaché à votre seigneur le duc

François de Bretagne?

Si vous ne veniez de la part d'un vieil ami, mon cama- rade, je ne vous permettrais pas cette question-là.

A la bonne heure ! s'écria Gillot qui s'essayait à prendre des allures de bonne brusquerie; à la bonne heure ! Eh bien ! maître Jeannin, je crois que nous allons nous entendre ! Le vieux Bruno savait que j'avais dans la main une entreprise a gagner de l'honneur et de l'argent. Il est descendu de son don- jon, jusqu'au quartier des serviteurs du roi, desquels je suis, et m'a dit : S'il vous faut un homme brave, sûr, fort, intelli- gent, dévoué, prenez Jeannin.

Sauf la finesse, dit le bon écuyer, simplement, je crois avoir, en effet, toutes ces qualités-là. ^lais à quoi vous peuvent- elles présentement servir, mon camarade?

Gillot baissa la voix. ,^

Je suis Olivier le Dain, barbier du roi, dit-il. ; Jeannin releva sur lui ses grands yeux bleus pleins de fran- chise et ne cacha point son étonnement.

Tiens ! tiens ! faisait le nain dans son armoire. Olivier le Dain était aussi connu que son maître Louis XI,i

le souverain le plus populaire qui fût alors au monde.

Ah ! dit le bon écuyer, vous êtes Olivier le Dain? Peste ! je n'ai point été accoutumé à voir de si près de grands person- nages, et j'aimerais mieux, s'il faut le dire, un autre compa- gnon... Mais parlez, maître Olivier; peut-être voulez-vous faire le bien une fois en votre vie. Je vous écoute.

Pierre Gillot souriait et jouait avec la chaîne d'orfcvreri qui soutenait sans doute sa boîte à rasoirs.

Je vois, reprit-il, que ma réputation ne vaut pas graiv:; chose de ce côté-ci du Couësnon. Mais j'ai le cœur humble <■ ne me soucie point des méchants propos... Maître Jeannin. i viens vous apporter la fortune.

Depuis une minute, Jeannin se doutait de ce qu'on allait lui proposer. Il s'en doutait à cause du clioix qu'on avait fait

A LA PLUS BELLE 101

d'Olivier le Dain. Ce n'était pas un diplomate que notre Jean- nin. II laissa échapper sa pensée.

Je cro3ais, dit-il, que Sa Majesté s'était adressée déjà au comte allemand Othon de Béringhem...

Oh! oh! fit Gillot qui se dérida tout à fait; nous avons donc deviné, mon compère? Nous savons que je viens ici de la part de Sa Majesté pour l'afTaire du duc François, qui a insulté son seigneur?

Le duc François a un suzerain, mais il n'a pas de sei- gneur! répliqua Jeannin vivement.

Son suzerain, voulais-je dire, reprit Pierre Gillot avec docilité, bien que François de Bretagne ait fait hommage- lige, tète nue et à deux genoux, pour ses domaines de Poitou et Saintonge. Mon compère, le roi ne s'est pas adressé au comte Othon Béringhem, qui est hérétique et païen. Le roi ne s'adresse à de pareilles engeances que pour les donner à son prévôt de corde, M. Tristan Lhermite, qui les donne, lui, au grand diable d'enfer. Le roi, que les têtes folles, et les traîtres barons, ennemis du pauvre peuple, calomnient malement du matin au soir, veut la paix et il l'aura. Le roi aime mieux pardonner que punir.

On ne dit pas cela, objecta Jeannin.

On a trop d'intérêt à dire le contraire! Le roi n'a qu'un désir : prêter l'accolade sincère et loyale à son bon cousin de Bretagne qui le chérirait bien s'il le connaissait mieux!

Dans l'armoire aux conserves, le nain résolvait ce pro- blème de bâiller la bouche pleine.

Voilà un prêcheur ennuyeux! pensait-il, et pourtant les conjfttures sont bonnes.

Eh bien! dit Jeannin, que le roi monte à cheval et qu'il aille rendre visite à son noble cousin.

Le roi ne peut pas faire cela.

Parce que?

Parce que Dieu lui a mis sur la tête le cimier de fleurs de lis, et que la première couronne du monde ne peut s'abais- ser devant la petite couronne d'un vassal. .

102 A LA PLUS BELLE

La première couronne du monde a salué pourtant le cimier ducal de Charles de Bourgogne ! fit Jeannin en souriant.

C'est vrai, cela ! dit vivement Olivier le Dain ou Pierre Gillot; c'est vrai, trop vrai! On m'avait assuré que tu étais un homme simple, ami Jeannin, et tu me réponds comme un clerc de chancellerie... C'est vrai, sur ma foi, oui 1 Ce jour-là, la première couronne du monde voulut se montrer courtoise, mais d'un coup de sa tête, cornée de fer, le taureau de Bour- gogne faillit briser la première couronne du monde. C'est assez d'une fois. Le roi se souvient.

A cause de cela, reprit encore Jeannin, le roi veut amener à ses pieds, de gré ou de force, son cousin de Bretagne.

Non pas à ses pieds, mon digne compagnon, répliqua Pierre Gillot avec attendrissement; dans ses bras... dans ses bras 1

Et l'on a choisi un pauvre homme de ma sorte?

On a choisi un soldat vaillant qui sera chevalier demain pour peu qu'il le veuille.

Jeannin se leva, il ne répondit pas tout de suite.

Nous n'aurions pas réussi le moins du monde dans la pein- ture morale de ce brave homme, si le lecteur pouvait penser qu'en ce moment Jeannin fût fortement décidé à repousser l'offre de Pierre Gillot. Ce qu'on lui disait, Jeannin penchait à le croire. Pierre Gillot avait pris plus d'un renseignement sur sa personne. Il venait à lui presque à coup sûr.

Jeannin savait qu'une guerre entre la France et la Bretagne serait mortelle à ce dernier pays. C'était l'opinion de Tanneguy du Châtel et de tous les esprits sages. Jeannin savait qu'il y avait à la cour de François, un parti qui poussait à la guerre. Outre la considération qui lui était personnelle et qu'il avait ^^rtes bien gagnée, Jeannin était traité, pendant la minorité ■■'. \.ubry, comme le représentant d'une famille noble. Il n'igno- iViîL rien des faits politiques.

Était-ce une simple entrevue qu'on désirait? Jeannin n'y voyait point de mal, au contraire.

A LA PLUS BELLE 103

Néanmoins, le caractère que la renommée prêtait à Louis de France offrait si peu de garantie ! En outre, cet Olivier le Dain passait pour un si parfait coquin !

Au demeurant, Jeannin se défiait trop de lui-même pour vouloir ou ne pas vouloir. Il se promenait à grands pas dans la salle, et Pierre Gillot le suivait d'un regard sournois sans plus mot dire.

Il y eut une chose étrange, pendant que Jeannin se pro- menait. Chaque fois, qu'il passait devant la croisée, une voix m-vstérieuse, qui semblait parler au fond m.ême de sa pensée, prononçait ces trois mots :

« C'est le roi I... c'est le roi ! »

Jeannin se demandait à lui-même s'il devenait fou.

Il ne savait pas que Fier-à-Bras était dans le bufîet, ce nain spirituel et friand achevait avec plaisir son pot de son conserves.

C'est le roi 1 c'est le roi ! disait-il après chaque bouchée. Jeannin fut longtemps avant de saisir le sens de cette phrase

si claire.

Pierre Giilot, lui, était toujours assis à l'autre bout de la chambre et n'entendait pas.

Jeannin s'ennuyait fort du combat engagé au-dedans de lui- même, combat sans résultat possible.

Or ça, s'écria-t-il tout-à-coup, pourquoi me parles-tu de me faire chevalier, l'homme ! Puisque tu me pro- poses un prix si élevé, c'est donc que l'action est méchante? J'ai envie de mettre la main sur toi et de t'envoyer à M. le sénéchal.

C'est une idée, cela 1 pensa le nain.

Jeannin s'était arrêté brusquement devant Pierre Gillot. Il avait les sourcils froncés et les bras croisés sur sa poitrine. Le bonhomme de Tours en Tourraine n'était pas Olivier le Dain, car Olivier le Dain fut mort de peur sur le coup.

Il eut un petit tressaillement tôt réprimé. Sa main se glissa sous le revers de son pourpoint. Jeannin pensa qu'il en allait tiïer une dague et mit la main sur la poiguée de la sienne.

104 A LA PLUS BELtE

Mais Pierre Gillot attira tout bonnement l'objet qui pen- dait au bout de la chaîne passée à son cou. Cet objet était une orfèvrerie, travaillée d'un art merveilleux et représentant saint ]\Iicliel à cheval, terrassant le dragon. Pierre Gillot l'ap- procha de ses lèvres et le baisa.

Qui m'a donc parlé de chose semblable? se demanda Jeannin.

Un écho mystique et comme insaisissable se jouait dans son oreille et disait :

« C'est le roi ! c'est le roi ! »

Il se souvint alors de l'histoire racontée à cette même place par le nain Fier-à-Bras : Cet homme au surcot brun qui était descendu dans la cour du monasLère et qui avait baisé une image de saint Michel quand Jean d'Armagnac, comte de Comminges, était venu lui apporter le refus du duc de Bretagne.

Cet homme que le comte de Comminges avait appelé Votre Majesté !

Jeannin ouvrit de grands yeux et regarda Pierre Gillot d'un air ébahi.

Celui-ci ne comprenait trop rien à ces changements qui avaient lieu depuis quelques secondes sur la physionomie du bon écuyer. L'inquiétude lui venait parce que Jeannin ne par- lait plus.

Je me suis présenté à vous, l'ami, dit-il, avec un signe de votre compère Bruno. Je suis assuré que vous ne me ferez point de mal.

Qu'arriverait-il? qu'arriverait-il? pensait Jeannin si le roi de France était prisonnier dans quelque château fort breton comme la tour le Bat de Rennes ou le donjon d'Hennebont?

Ma foi ! le nain entama un second pot de conserves !

Le digne frère vous a donné à moi, reprenait Olivier le Dain, comme un modèle d'honneur et de loyauté. Il m'a cer- tifié...

Jeannin l'interrompit d'un geste péremptoire.

A LA PLUS BCLLE -[Qr^

--Ne mentez pas. dil-il; êtes-vous oui ou non, Louis de Valois, roi de France?

- Enfin, nous y voici î pensa Fier-à-Bras dans son armoire- Bruno la Bavette fera une r^Ii^e de son rosaire... Tud^euî ia bonne aventnrp. l ^ '

XIII

LE FAUX PIERRE GTLLOT CONFESSE QU'lL n'eST PAS UN VÉRITABLE OLIVIER LE DAIN

On chercherait en vain dans l'histoire du monde un homme comparable à Louis XL Étrange amalgame des vertus et des vices les plus opposés, unissant la puissance à la faiblesse, la grandeur à la petitesse, le courage à la couardise, l'astuce naturelle à la loyauté réfléchie, ce prince qui eut sur son siècle et sur l'avenir, sur la France et sur l'Europe la plus considé- rable influence, proposera peut-être une énigme historique éternellement insoluble.

Mauvais fils, mauvais père, mauvais roi, disent les biogra- phies. C'est juger lestement. On a fait sur lui des drames et des romans, et aussi des tragédies : Walter Scott, Victor Hugo, Casimir Delavigne nous ont montré les saints de plomb qui pendaient autour de son chaperon. Pourquoi de plomb? Les recueils d'anecdotes nous affirment qu'il avait douze chambres à coucher pour tromper les efforts de ses assassins présomptifs. La garde écossaise suffisait.

Et des trappes, et des potences, et des futailles de poison I

Au fait, était-il lâche, le héros de Dieppe? Était-il brave, le fuyard de Montlhéry?

Bien des princes tombèrent autour de lui, foudroyés par la mort mystérieuse. Il fit jaillir le sang des grands vassaux

108 A LA PLUS BELLE

décapités jusque sur le front innocent de leurs fils; mais il eut un règne de combat : la France agrandie lui dut plusieurs provinces; il brisa l'opposition tyrannique des hauts barons; il abattit et fonda; il conserva, il gouverna : il fut roi.

A l'époque se passe notre histoire, Louis XI était dans la force de l'âge. Il avait quarante-sept ans et régnait depuis huit ans.

Chose terrible et belle, alors, que de régner ! Autour du trône, il y avait un cercle de grands vassaux dont chacun était parfois plus puissant que le roi. Louis XI avait pris pour mission de donner un peu d'air au trône et d'élargir ce redoutable cercle qui gênait les mouvements au souverain. Charles de Bourgogne et François de Bretagne eurent de ses nouvelles, mais ils lui rendirent coup pour coup.

Dans cette lutte acharnée, Louis XI resta vainqueur par lui et pour sa race. Ce que la civilisation a gagné de son fait, les plus simples le savent. Mauvais fils, mauvais père, c'est vrai; mauvais roi, c'est faux. La France, grande et une, date de Louis XI. Et ceux qui l'accusent d'avoir été le premier révolutionnaire oublient que, sans lui, la Révolution serait vieille, peut-être, de quatre cents ans, déjà.

Maître Pierre Gillot, de Tours en Touraine, tourné en Olivier le Dain, fit bonne figure à l'interrogation de Jeannin qui lui demandait de but en blanc s'il était le roi. Il se redressa si haut que Jeannin fit un pas en arrière; puis il répondit sans chercher de faux-fuyants :

Oui, mon homme, je suis le roi.

Ce grand titre de roi n'avait peut-être pas alors tout le pres- tige qui l'environna plus tard. Entre le roi et la nation il y avait les seigneurs, et vis-à-vis de certains seigneurs, la suze- raineté royale n'était véritablement qu'un vain mot. Ainsi le duc François, par exemple, était maître au pays de Bretagne autant et plus que Louis XI à Paris.

Et cependant, autour de cette couronne de France, il y eut toujours une si belle splendeur, que les brouillards féodaux ni mille complications de l'écheveau politique n'en purent jamais

A LA PLUS BELLE 109

obscurcir l'éclat. Jeannin porta la main à sa toque et se décou- vrit avec respect.

Je suis tout entier à mon seigneur le duc, dit-il; mais que Votre Majesté m'ordonne quelque chose contre un aut^e que François de Bretagne, je crois que j'obéirai.

Ah I ah ! tu crois cela, mon homme ! murmura le roi en souriant; voyons 1 assieds-toi là, vis-à-vis de moi, et trinquons si tu veux.

Jeannin s'inclina, mais ne s'assit point.

Nous ferons remarquer qu'auprès de Jeannin, Pierre Gillot ne parlait plus, comme il avait fait avec Bruno, de ce fantas- tique mariage entre deux enfants qui étaient encore dans les flancs de leurs mères : Charles et Anne.

Louis Xî, le plus fm diplomate de son temps, mentait vo- lontiers le long de la route, mais quand il arrivait au but, il parlait droit. Ses négociations orales avec Charles le Téméraire, dénaturées pour le besoin des fictions dramatiques, sont des modèles de franchise et de précision. Ce mortel ennemi de la chevalerie fut un aventurier à sa manière. Il allait de l'avant, et l'histoire, qui le fait si cauteleux est obligée d'avouer à cliaque instant ses étranges hardiesses.

Ne t'assieds pas si tu ne veux pas, ami Jeannin, reprit-il; c'est beaucoup, cela 1 c'est beaucoup de croire que tu m'obéi- rais ! Dans ma terre de Bretagne, sur dix hommes portant la lance ou l'épée, il en est neuf qui me regardent comme un prince étranger, c'est-à-dire ennemi. On ne peut rien contre ce malheur des temps 1 D'autres jours viendront, et tu le sais bien, puisque ton maître vaillant, le saint Maurever, l'a dit à l'heure les hommes sont prophètes.

Oui, prononça Jeannin à voix basse et d'un air sombre, M. Hue l'a dit à l'article de la mort. Comment le savez-vous, peu m'importe I M. Hue a dit : La Bretagne va mourir...

La Bretagne va vivre ! interrompit le roi dont les yeux s'animèrent. Quand? je ne sais. Je demande à Dieu, pour mon compte, de vivre jusque-là et je mourrai content. Mais Moïse ne vit que de loin la bienheureuse terre de Qianaaa, promise

110 A LA PLUS BELLE

à son peuple, et il est donné rarement à celui qui plante le jeune chêne de se reposer sous son ombrage. Maître Jeannin, je ne connais pas beaucoup de seigneurs à qui je voulusse par- ler comme je vous parle. Vous êtes de roture : la cause des pauvres et des faibles est votre cause. Écoutez-moi bien : La souffrance de tous est dans la division de l'autorité : me compre- nez-vous?

Non sire.

J'ai vu en passant un vaste et beau champ de blé qui est ru bas de la montagne, dit le roi en changeant de ton tout à coup.

A la lisière de la forêt? demanda Jeannin.

A la lisière de la forêt.

Il appartient à ma noble maîtresse, M"»^ Reine de Kergariou.

Le roi sourit.

Ami Jeannin, reprit-il, ce beau champ ne perdrait-il pas de sa valeur si on le coupait de haies et de clôtures?

Si fait, assurément,

Dieu a fait un champ plus vaste et plus beau. Ce champ est présentement gâté par des clôtures et des haies qui aviUssent son inestimable prix. Les divers lambeaux de ce champ ont des noms, ils s'appellent Bourgogne, Bretagne, Languedoc, Gas- cogne, Flandres, Lorraine... Par saint Michel archange 1 ami Jeannin, je veux, moi, que ce beau champ, depuis la mer du Nord jusqu'aux Pyrénées, depuis la Manche jusqu'au Rhin et aux Alpes, s'appelle d'un seul nom : La France. Comprenez- vous, maintenant?

Oui, sire.

Le nain comprenait aussi, et il se disait :

Par mes confitures ! l'honnête seigneur que voilà I A moi tout, rien aux autres 1... Mais si, au lieu de lui donner Nantes, Toulouse, Lille, Dijon et Péronne, on lui prenait Paris, ce serait tout un I Je parie que Jeannin le simple ne s'avisera pas de cela !

Voilà pourtant comme les nains entendent la politique I ont- ils tort?

A LX PLUS BELLE

_ Si vous comprenez. PO"-^-:^,'^^-^ s qu v u^ "S d'entrer dans cette noble -^^/P "^^l'^^rou" ntourent le accès at,près des plus P— ^P ™X" vous êtes simple-

"^rQ^T.aralt.oi,pourta„t,pcnsalenalnd^^^^^^^^^^^^^

_ Vaines choses, poursuivait ^o" '' 7""J ' ,„,3i Jeannin, que ces privilèges gagnes au sort I Vaine

un nom? l^ErqV;re;";t':t quel-honneur, de.^^^^^ _ Je ne le sais pas, sire, répondit Jeannin. mai. je le sens. ^

ie'soleù ie;ce"ndait à rh;r{zon qu'and'pJer'reGUlot quitta

""il ytait sur son visage, ridé avant le temps, du dépit et de

'^ !!'ti:L Jeannin. dit-il. on ne m W pas ^onipé. vous

raser leTha es qui déshonorent le beau et vaste champ de Tn ;:;al héritage. Puisque vous ne voule. pas travailler à ma vigne, adieu, maître Jeannin. illa^nteteconduisit, tête a«, jusqu'au seuil du manoiï.

112 A LA PLUS BELLE

Pierre Gillot donna de la houssine à son bidet, qui était cepen- dant bien innocent du mauvais succès de la négociation.

D avait proposé à Jeannia d'enlever François de Bretagne et de le conduire au mont Saint-Michel. Jeannin avait refusé. Mais les paroles entendues étaient restées au fond de cet esprit droit et naïf. Ce qu'on lui avait dit revenait à sa mé- moire, et l'impression produite était profonde. C'était sa loyauté inébranlable qui avait refusé; son intelligence était avec le roi.

. Oh ! le sot 1 oh I le baudet ! oh 1 le triple nigaud ! lui cria le nain Fier-à-Bras, comme il rentrait pensif dans la salle à manger.

- Tu étais \h, toi? demanda Jeannin dont lÔS yeux ren- contrèrent la porte ouverte du bufïet.

Eh ! oui, j'y étais 1

C'est toi qui disais : C'est le roi ! c'est le roi I

Eh ! oui, c'était moi ! Ah ! Jeannin 1 pauvre d'esprit, tu ne seras jamais chevalier !... Il fallait accepter !

Accepter 1 Une trahison !

Ou bien, continua le nain, mettre ta large main sur l'é- pauje du fmaud et kii dire : Au nom du duc François, mon seigneur^ vous êtes mon prisonnier, sire 1

Mettre la main sur le roi !

Ah ! Jeannin ! Jeannin I tu ne seras jamais chevalier. Et ta fille pleurera tant qu'elle mourra I

Ma fille ! s'écria Jeannin qui le regarda ébalù.

A ce moment, Jeannine passa le seuil de la salle. Elle était toute pâle et bien diangée. Elle portait un costume de voyage.

Mon père, dit-elle, je pars pour Dol, sous votre bon plai- sir.

Et quand reviendras-tu?

Je ne sais; ma grand 'mèie Le Priol veut bien que j'habite avec elle.

Jeannin croyait rêver. Sa fille était née au manoir du Roz. Pourquoi ce départ? Pour la première fois, la lumière essaya de se faire dans l'esprit du bon écuyer. Il regarda du côté de

A LA PLUS BELLE 113

1

Fier-à-Bras. Riais Fier-à-Bras tourna la tête. Jeannin hésita avant de parler.

Tu ne veux donc plus demeurer au manoir, ma fille? demanda-t-il avec une sorte de timidité.

La voix de Jeannine devint plus basse et trembla légèrement.

Je ne le peux plus, mon père, répondit-elle.

Oh ! oh I oh 1 s'écria en ce moment le nain qui se guinda sur l'appui de la croisée 1 voyez 1 voyez I

Jeannin et sa fille regardèrent au dehors. Dans le chemin qui descendait au Marais de Dol, les derniers rayons du soleil couchant mettaient de rouges reflets aux casques et cuirasses d'une troupe d'hommes d'armes. Au centre de la troupe, l'homme au surcot brun chevauchait sur son humble bidet.

Maître Pierre Gillot n'était pas entré à l'étourdie sur le do- maine de son cousin de Bretagne !

Jeannin détourna les yeux de ce spectacle et les reporta sur sa fille.

Enfant, dit-il en la baisant au front, tu es comme ta m.ère ; ce que tu penses est bien pensé. Va demeurer avec ton aïeule, et que Dieu nous protège I

Dame Fanchon Le Priol, grommela le nain, loge vis-à- vis de l'hôtel de Maurever. Vous verrez que désormais messire Aubry ne se fera plus prier pour rendre visite à sa belle cou- sine I

XIV

LE LOGIS DE BERTHE

A la place fut commencée, quelques années plus tard, cette magnifique cathédrale de Dol, qui tombera en poussière avant d'être achevée, la rue Miracle descendait tortueusement vers le champ de foire. C'était le quartier noble. Il y avait jusqu'à cinq hôtels projetant leurs pignons pointus sur l'étroite voie, et ces cinq hôtels faisaient l'achalandage principal de dame Fanchon Le Priol, autrefois métayère au bourg de Saint-Jean, présentement mercière.

Dame Fanchon ouvrait sa boutique, bien fournie de rubans, lacets, agrafes, cordonnets de soie et toufïes de laines tressées, juste en face de l'Hôtel de Maurever. Elle avait de l'âge, la bonne femme, mais elle gardait honnête mine et buvait encore son écuellée de cidre d'une seule haleine. Simon Le Priol, son mari, dormait depuis longtemps au cimetière.

L'hôtel de Maurever était un édifice assez grand, qui abri- tait sa porte massive dans un enfoncement en forme de niche. La vierge Marie et sainte Anne étaient dans deux autres niches plus petites aux deux côtés de l'huis. Le soir, on allumait deux petits cierges de résine sous les pieuses images, et c'était l'unique éclairage de la plus belle rue de Dol.

Nous penchons même à croire qu'on l'appelait la rue Miracle à cause de ces deux lampions protecteurs, car, à cette époque,

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c'était vraiment merveille qu'une lumière brillant dans la nuit d'une ville bretonne !

Deux petites tourelles, de hauteur et de formes inégales, avançaient sur la rue aux deux cornes du portail; celle de droite avait un balcon de fer qui faisait saillie sous son dais de granit festonné. Sur ce balcon s'ouvrait la fenêtre de Berthe-Mathilde de Maurever, demoiselle de Montfort, fille d'Enguerrand de Maurever, seigneur de Montfort et du Bosc, cadet de feu M. Hue.

Berthe possédait un grand héritage du chef de sa mère, qui était de la maison de Combourg, et n'avait pas de frère.

La fenêtre de Berthe, haute et large, coupait son cintre en ogive très évasée. Les carreaux s'enchâssaient dans des trèfles d'ébène, reliés par des couronnes ovales et ouvertes comme celles qui se tiennent suspendues sur la tête des saints. La chambre était hexagone. Le pan qui faisait face à la croisée rentrait dans le corps de logis et formait une énorme alcôve, au fond de laquelle se dressait un prie-Dieu entre deux chan- deliers d'argent à branches. A droite de l'alcôve une porte vitrée donnait issue sur un jardin suspendu, communiquant par des terrasses tournantes avec les grands parterres de l'hô- tel.

A gauche, c'était le réduit pour s'ajuster : la toilette.

Berthe avait dix-huit ans, il lui fallait peu de soins pour se faire beUe. Elle n'avait qu'à ne point trop cacher ses brillants cheveux à reflets perlés, sous le cône rigide que la mode impo- sait alors aux têtes des nobles dames; elle n'avait qu'à montrer sa taille hardie et flexible, ses belles mains blanches et son petit pied de fée; elle n'avait qu'à relever les longs cils de la paupière, voilant la fierté douce et tendre de ses yeux bleus; elle n'avait qu'à sourire.

Elle était grande; il y avait un peu de hauteur dans sa grâce, mais beaucoup de naïveté. Les pauvres gens de Dol sa- vaient si elle était charitable et bonne !

Elle avait perdu sa mère dès l'enfance, son père qui l'avait élevée, était un assez beau portrait de famille. Il suivait la

A LA PLUS BELLE 117

cour de Nantes. Au temps de la Praguerie c'avait été un su- perbe capitaine.

Nous entions à l'hôtel de Maurever quinze jours après la visite que lit Pierre Giilot, de Tours en Touraine, au manoir du Roz. 11 n'était pas encore midi Berthe achevait sa toilette.

Javotte, sa fille de chambre, grosse brune aux yeux rieurs, étageait le long de ses joues les tresses lustrées de sa coiffure et bavardait comme il convient à une camériste doloise. Les caméristes doloises ressemblent aux filles de chambre des autres pays.

Pour quant à ça qu'il est gentil, mais gentil tout plein, oh ! Seigneur Dieu du ciel ! disait-elle en supprimant les vir- gules pour ne rien perdre, c'est la vérité vraie, je ne mens pas 1 Quand il chevauche dans la rue avec Jeannin, son écuyer, (encore un qui est beau, c'est sûr!), toutes les demoiselles se mettent aux fenêtres pour le voir passer. Que c'est même effronté, à elles, on peut le dire, de se pendre aux croisées pour dévisager les hommes d'armes!... Tournez voir un petit peu voire tète, demoiselle Berthe... Làl... Quoique ça, la Raou- lette Guennec (depuis qu'il est échevin, son père a tant grossi, qu'il se tient de côté pour passer à la porte du Champ-Dolent !), la Raoulette lui sourit tant qu'elle peut, à l'écuyer Jeannin...

Tu es médisante, petite Javotte, dit Berthe doucement.

Moi, médisante, demoiselle ! ah ! mi Jésus ! Croyez-vous que ça ne m'est pas bien égal que la Raoulette, et même Fan- chon du Haut-Lieu, sans parler d'Yvonne la Rousse, fassent les doux yeux à l'écuyer Jeannin? Mais dame si ! mais dame si ! ça m'est bien égal I Tout ça c'était pour vous dire que messire Aubry perd la tête à cause de vous 1 Depuis quinze jours, il vient en la ville de Dol matin et soir. 11 passe, il repasse bonté des anges ! Par la rue Miracle, à pied, à cheval, le matin, le soir...

Et jamais il ne franchit le seuil de l'hôtel I interrompit Berthe avec tristesse.

Ah I mais dame 1 ah 1 mais dame I s'écria la grosse

118 A LA PLUS BELLE

Javotte; depuis que le monde est monde, les jeunes gars sont plus timides que les demoiselles. Ça tient à la différence des sexes, comme dit mon oncle Bruno, qui est moine et savant de nature, car il n'a jamais étudié.

Voilà donc pourquoi Javotte était si bavarde ! Elle avait un peu de bon sang de Bruno dans les veines.

De quoi ! reprit-elle, faudrait-il pas que messire Aubry fût gaillard comme s'il portait des jupes? Allez 1 il n'a pas besoin d'entrer à l'hôtel... à moins que ce ne soit pour moi ou la petite Jeannine de chez la Le Priol qu'il passe et repasse dans la rue Miracle...

Elle éclata en un bon gros rire franc et joyeux.

Les longues tresses de Berthe tombaient en désordre sur ses joues. La main de la fille de chambre, un peu rouge, faisait ressortir la délicate carnation de ce visage si jeune et si beau. Certes, ce n'était pas, en effet pour Javotte que messire Aubry passait et repassait dans la rue Miracle.

Tu sais, dit Berthe, fais que mes tresses se renflent et descendent en s'arrondissant. Un jour que j'étais coiffée ainsi, je me souviens qu'il regarda longtemps mes cheveux.

Oh 1 comme vous vous aimez tous deux, ma chère maî- tresse ! et le joli ménage que vous ferez !

Berthe baissa les yeux et un incarnat fugitif vint animer sa joue trop pâle. Elle avait presque un sourire.

C'est singulier, murmura-t-elle, tu me dis toujours qu'il m'aime, toi, Javotte; mon père me l'assure, madame Reine me l'écrit, le bon écuyer Jeannin m'en jure ses grands dieux... Et lui... oh ! lui ne m'a jamais rien dit de semblable 1

Son sexe, mademoiselle Berthe 1 son sexe l s'écria la rustique camériste, songez à son sexe ! J'ai ouï dire qu'à Paris c'est autrement. Messire Aubry est de Bretagne. Mi Jésus ! moi, qui vous parle, Julien Moutonnet, mon promis, a été deux ans avant d'oser me donner son premier coup de poing dans le dos 1 Regardez voir si vos tresses vous conviennent.

Berthe jeta un regard distrait au petit miroir qui basculait entre deux colonnettes de bois sculpté.

A LA. PLUS BELLE

119

Elle était si charmante que sa tristesse ne put tenir. Un éclair de naïf orgueil s'alluma dans ses beaux yeux.

Oui, ma fille, dit-elle, mes tresses me conviennent. Mais tu parlais de Jeannine tout à l'heure, pourquoi ne me vient- elle plus visiter?

Oh 1 quant à cela, sur ma foi, je n'en sais rien ! répliqua Javotte; Je ne m'occupe pas beaucoup de ce petit monde. Mais que je vous raconte donc quelque chose qui va bien vous diver- tir ; une histoire de l'Ogre des Iles !

Javotte qui s'était éloignée pour voir à distance l'effet de la coiffure, ne s'aperçut point qu'un tremblement faible agita tout à coup les paupières de sa jeune maîtresse, pendant qu'une nuance de pâleur plus mate remontait à son front. S'en fut-elle aperçue, que rien ne lui eût semblé plus naturel, car il suffisait de prononcer le nom terrible du comte Otto Béringhem, l'Homme de Fer pour faire pâlir et trembler les jeunes filles.

C'était le grand épouvantail des côtes normandes et bre- tonnes. Le peu de mots que nous en avons dit dans les premiers chapitres de cette histoire, l'ont montré déjà sous ce jour fan- tastique et mystérieux qui grandit héros et coquins au-dessus de la taille humaine.

Mais nous n'avons pu dire l'innombrable quantité de ver- sions, changeant de lieue en lieue, le long de la côte, qui prê- taient cent figures diverses au même personnage, et le char- geaient d'un fardeau de péchés que n'eussent pu porter cent larges consciences de réprouvés.

Le fond de tout cela était manifestement une réminiscence des horreurs idiotes et sauvages, révélées par les récents procès du maréchal de Raiz. L'esprit public avait été violemment frappé. On voyait partout des crimes contre nature, des mi- racles que la science des alchimistes promettait toujours pour ne les produire jamais.

Chaque forêt était alors peuplée d'esprits malfaisants. Le plus clair taillis avait son petit diable qui égratignait les pas- sants, lorsque sa faiblesse ne lui permettait point de leur tordre le cou.

120 A I.A PLUS BELLE

Les épouvantables fêtes du château de Barbe-bleue, les sépulcres violés, les autels profanés et tachés do sang humain, les caves de Tifîauges, pleines d'ossements qui n'avaient pas voulu se changer en or, le grand chêne creux de Pausauges, mutilé d'en haut par le feu céleste, brûlé d'en bas par l'haleine de l'enfer, le puits de Craon bouillonnait l'eau chaude et rouge, enfin ces sombres et magnifiques galeries l'infâme Florentin Prélati s'entretenait avec le roi du m.al, tout cela avait été consacré pas des débats publics, suivis d'un arrêt solennel.

Et les juges étaient Jean de Malestroit, évêque de Mantes, diancelier de Bretagne, et Pierre de l'Hospital, sénéchal de Rennes, président de Bretagne.

Ces hauts seigneurs, l'un prince de l'Église, l'autre à la fois homme d'État et chef de la magistrature avaient recueilli l'aveu des coupables en pleine séance de l'o-facialité.

Et chacun se souvenait de l'échafaud tendu de noir GiJles de Raiz, le fils du grand comte Brémor de Laval, était monté, les mains jointes, la tête rase, les larmes aux yeux.

Des années s'étaient écoulées depuis lors; mais les choses sombres et terribles ne s'oublient pas en Bretagne.

Les veillées répétèrent le nom maudit de Gilles de Raiz pen- dant bien longtemps, et la poésie, qui est l'âme des chaumières bretonnes s'empara de la légende pour la perfectionner, pour l'exagérer, pour la diviser à l'infini, et composer avec chacun de ses tronçons un conte à hérisser les cheveux.

Le diable a toujoms été grandement à la mode chez les bonnes gens de nos cotes de l'ouest. Il était alors plus à la mode que jamais. Chacun savait bien qu'il y avait dans les roches de Pen-March des hommes à longues chevelures bleues, nourris de l'écume des mers, qui savaient le mot formidable auquel obéit la tempête.

Auprès des grottes druidiques de Sen, parmi les troncs sacrés qui abritaient jadis les prêtresses (ceux qui ne croj-aient pas pouvaient y allOT voir), un Gaulois, plus âgé que le monde, écrasait de son soufQe les navires en détresse dans la baie des Trépassés.

A LA PLUS BELLE 121

Carnac, chaque nuit de Noël, voyait une pierre de plus grossir l'aHiiée de ses mystérieux nxnhirs. Et vingt-quatre vierges de la ville de Carentoir, égarées dans la forêt de Rieux, ali- gnaient, sous les roseaux de l'Oust, leurs pauvres squelettes, disséqués par la Femme Blanche des Marais, ce gigantesque fantôme, habillé de brouiHards qui plane au-dessus du gouffre de Trémeulé.

Pourquoi? Hélas 1 jeunes et vieux pouvaient répondre : parce que tout était confusion et impiété sur la terre; parce que la sainte croix des paroisses n'avait plus le pouvoir de pro- téger les alentours !

Il eût été bien singulier que, dans ce déluge de croj'ances surnalurelies, les grèves du mont Saint-Michel, si fertiles en malheurs, les côtes brumeuses et ces îles que l'œil devine au loin, par delà Tombelène, restassent sans légende. Ausâ en eurent-elles plutôt dix qu'une seule, et l'Homme de Fer, l'Ogre des îles, fut comme le Jupiter de cette obscure et fan- tasque mythologie.

Le comte Otto Béaringliem était dans le pays depuis quatre ans. Le motif apparent de sa venue avait été un pèlerinage à la basilique du mont Saint-Michel; mais il n'y était entré qu'une fois, armé, visière baissée, et on l'avait emporté à bras hors de la chapelle il était tombé dès l'introit de la messe, comme si la foudre de Dieu l'eût atteint.

Une chose étrange parmi tant de bizarreries, c'est que personne n'avait aperçu jamais le visage du comte Otto. La galerie de son casque, couronné de perles, était toujours fer- mée.

Les uns prétendaient qu'il était noir comme les sauvages des sources du Nil, les autres disaient que la visière de son casque d'or recouvrait le visage d'un squelette. Les premiers approchaient peut-être davantage de la vérité, car le comte Otto avait toujours à sa suite deux écuyers et quatre servants d'armes qui, tous les six, étaient de race nègre.

Il les habillait de soie blanche brodée d'argent.

Maintenant, comment exprimer cela? le comte Ollo était

122 A LA PLUS BELLE

triple : il y avait en lui l'Horaîne de Fer, à la barbe bleue, l'ogre et le spectre des légendes allemandes, apportées en Bre- tagne par les pèlerins du I\Iont. Les gens de la campagne bre- tonne conçoivent et rendent parfaitement ces prodigieuses multiplications de l'être. En thèse générale, leur esprit, saturés de récits merveilleux, n'a besoin d'aucun efîort pour admettre l'impossible. Le comte Otto Béringhem, sous sa pre- mière espèce, l'Homme de Fer était un guerrier armé de toutes pièces, monté sur un grand cheval noir, et suivi de six Éthio- piens couleur d'ébène qui portaient des tuniques blanches. L'Ogre des Iles, au contraire, était un monstre velu, courant la nuit, à poil sur un cheval sauvage, tout nu, avec une hache dans la main, de la fumée dans les dent», du feu dans le creux de ses yeux.

Et pourtant l'Ogre et l'Homme de Fer étaient bien la mâne personne, qui se transformait au besoin et prenait une troisième apparence. Celle-ci était le rêve germanique : un beau jeune homme, pâle comme le linceul des morts, froid, triste, muet, des cheveux noirs soyeux, sur un front d'ivoire, des mains plus blanches et plus efféminées que les mains d'une, fille noble, un regard doux, une voix grave et tendre...

Or, choisissez entre les trois !

Et ne vous étonnez plus s'il y eut un peu d'émotion chez la jolie Berthe de Maurever quand Javotte, sa chambrière, lui annonça qu'elle allait conter une histoire du comte Otto Bé- ringhem.

XV

A LA PLUS BELLE I

Javotte commença ainsi cette histoire qui devait tant diver- tir Berthe de Maurever :

Voilà donc qu'liier. à la brune, on a fermé les portes de la

ville, à cause des soudards du roi de France qui campent là- bas, de l'autre côté de Couesnon, au bord de la grève. C'est bon. Riais il y a des êtres qui passent par les portes fermées, pas vrai? Et à propos des soldats du roi de France, j'espère que nous allons en avoir, des fêtes, en veux-tu en voilà 1...

Elle s'arrêta pour compter sur ses doigts.

Tenez! fit-elle, nous avons d'abord rassemblée (1) de Pontorson, d'ici et de du Couesnon : Bretagne et Normandie, avec les milliers de pèlerins des grèves, oh ! mi Jésus 1 ce sera beau, par exemple : voilà pour une. Nous avons ensuite la grande cérémonie le roi consacrera ses nouveaux chevaliers de Saint-]\lichel : tournois, joutes, bagues et le tra déri déia la la ! Ça fait deux. Vous en serez, si vous voulez; pas moi. Nous avons enfin la réception de notre seigneur le duc qui va venir en sa bonne ville de Dol avec toute la cour nantaise...

Mais ton histoire, ma fille ! dit Berthe.

C'est vrai, mon histoire... Il y a donc des êtres qui passent

(1) On nomme ainsi les fêtes patronales dans la haute Bretagne. Dans le Morbihan, le Finistère et les Côtes-du-Nord, ce sont les pardons.

124 A LA PLUS BELLE

par les portes fermées. Je dis : pour sûr. Et ça n'est pas si rare que le merle blanc ou le trèfle à quatre feuilles. Quoi ! on ne parlait que de ça au marché ! L'histoire, la voilà : Vers onze heures de nuit, l'homme de guet, et n'est-ce pas une! honte qu'il n'y ait pour garder la ville de Dol qu'un pauvre écloppé, sans dents, qui boite des deux jambes et qui porte sa hallebarde de la main gauche, pour cause qu'il est manchot! de la droite? Oui, bien! vers onze heures, Renot, l'hommej du guet (est-ce un homme, cette pauvi"e créature?), Renot crutj entendre au loin, du côté de la chapelle Sainte-Anne, un bruitj de chevaux qui marchaient dans la boue. Dieu sait qu'il y^ en a de la boue dans notre bonne ville ! été comme hiver, quoi I ' Le gardien Renot eut peur. Il mit sa hallebarde contre un mur et se cacha sous une porte. Il le fit; c'est lui qui l'a dit. Vous cacheriez-vous si' vous portiez une hallebarde? Nenni moi ! Que vit-il, Renot? Ah dame ! voilà qui est drôle ! il vit l'Homme de Fer, dont personne ne découvrit jamais le visage. 11 vit les six noirs, habillés de robes blanches : tous les sept à cheval. Pas un de plus ni de moins : Renot les compta. Les chevaux des noirs, blancs, le cheval de l'Ogre, noir avec son étoile d'argent entre les yeux. Je voudrais voir l'étoile. On ne meurt pas de peur. Ils allaient au pas tout les sept et ils chan- taient je ne sais quelle antienne du démon. Voire I Ce ne sont pas les refrains maudits qui nous manquent ! Quand ils furent passés, Renot, le garde de nuit, sortit tout doucement de sa cachette et les suivit en tremblant déjà la fièvre. Pauvre créature I il est au ht, ce matin... Mais l'Homme de Fer ou ses noirs, pensez-vous qu'ils allaient, demoiselle Berthe?

Berthe ne répondit point. Elle affectait l'indifférence, mais elle respirait avec peine, et ses joues avaient changé plusieurs fois de couleur.

Javotte reprit :

Mi Jésus ! on dirait que vous êtes comme le vieux Renot et que vous tremblez les fièvres ! Dame ! il y a bien un peu de quoi 1 Ils allaient, vrai comme je vous le dis, dans la rue Miracle nous sommes...

A LA PLUS BELLE 125

Ah !... fit Berthe involontairement.

Je savais bien que cela allait vous divertir! s'écria Javotte. Et, s'il vous plait, dans quel endroit de la rue croyez- vous qu'ils se sont arrêtés? Dites-le, si vous le savez. Se sont- ils arrêtés devant l'hôtel de Coëtivy? Non point ! Se sont-ils arrêtés en face du logis de maître Postel, le prévôt, dont la fille fait si bellement la demoiselle? Ah ! non \Taiment ! je vous le promets bien ! Se sont-ils arrêtés, les mécréants mau- dits, sous les fenêtres du baron de Trégoat, dont la nièce relève son voile chaque fois qu'il passe une paire de guêtres? Que non ! que non ! certes, certes ! Non plus auprès du portail de l'hôlel de Combourg. Alors donc? C'est moi qui vais vous l'apprendre. Ils se sont arrêtés sous votre balcon, demoiselle Berthe de ^laurever.

Sous mon balcon ! répéta la jeune fille dont les sourcils délicats se froncèrent.

Renot les a vus et Renot me l'a dit;... mais je voulais vous demander cela : n'avez-vous point ouï leurs chansor^?

Berthe tourna la tête et répondit par un non à peine intel- ligible.

C'est que les rideaux de votre alcôve sont épais, reprit Javotte, et les volets de la croisée en bon bois. INIais ils ont chanté, mi Jésus ! ils ont chanté ! Et l'Homme de Fer a une belle voix bien douce, au dire du vieux Renot. Est-ce drôle? Oui, oui, c'est drôle. Trouvez plus drôle ! Ce qu'ils chan- taient, Renot ne le comprenait point; car c'était de l'étranger. Mais, à la fin des fins, l'Homme de Fer a pris une viole pour roucouler un tenson en français, et le refrain du tenson était : A la plus belle! vrai comme j'ai reçu le saint baptême. Voyant quoi, le vieux Renot s'est bien douté qu'il s'agissait de vous.

Tu es folle, Javotte ! dit Berthe qui, cette fois, rougit tout de bon.

Folle ! se récria la camériste. Mi Jésus 1 l'Homme de Fer était en plein sous le lampion qui brûle en l'honneur de M°ie sainte Anne. A cet endroit, c'est certain, on ne peut s'adresser qu'à vous, qu'à la petite Jeannine ou à moi... Mais

126 A LA PLUS BELLE

le plus étonnant, le voilà, sûrement : quand ils ont eu bien chanté, les sept cavaliers ont rcde c ndu la rue et Renot les a encore suivis de loin. Pauvre créature ! de temps en temps il buvait un coup à sa gourde pour se donner un peu de cœur. Les sept cavaliers allaient, allaient. Jamais la ville n'avait semblé si grande au pauvre Renot. Il eût donné sa paye d'une semaine pour un rayon de lune. IMais la lune ne brillait point. Et devers la porte Saint-Sauveur, les sept cavaliers entrèrent en terre et disparurent comme autant de fantômes...

Javotte se tut. Elle n'avait pas tout dit cependant, car elle regardait sa maîtresse d'un air malin, et tenait ses doigts sous la bure de son corsage.

Berthe rêvait.

Notre demoiselle, poursuivit Javotte, que pensez-vous de tout cela?

Je pense, répliqua Berthe, que le vieux Renot avait eu trop souvent recours à sa gourde pour se donner du cœur, et qu'il t'a conté un rêve, ma fille.

Javotte s'attendait à cette réponse, car elle sourit et tira de son sein l'objet qu'elle y caressait depuis quelques secondes.

C'était un ruban de soie, crépi d'or, au milieu duquel des perles montées traçaient une ligne de caractères.

Et ça, dit-elle, est-ce un rêve?

Berthe jeta les yeux sur le ruban et lut : A la plus belle l Comme elle gardait le silence. Javotte poursuivit encore d'un accent de triomphe.

Je vous le dis, cette incomparable galanterie est pour vous, pour moi ou pour la petite Jeannine 1

Et certes l'inflexion de voix qu'elle prenait pour prononcer, le nom de la petite Jeannine ne laissait rien à désirer, Javotte savait garder son rang.

Un page mignon entr'ouvrit la porte qui donnait sur la ter- rasse.

La fillette de chez la Le Priol demande à vous entretenir, demoiselle, dit-il.

Oh 1 oh 1 fit Javotte, quand on parle du loup...

A LA PLUS BELLE 127

Qu'elle entre ! ordonna Berthe vivement.

Elle avait rapelé son charmant sourire et ce fut d'un ton de gaîté qu'elle s'écria en voyant paraître Jeannine :

Bonjour, ma rivale !

C'était une allusion aux dernières paroles de Javotte, et Jeannine, qui n'était pas au fait, ne la pouvait point com- prendre. Elle entra les yeux baissés, et ce mot, ma rivale, la fit tressaillir. Elle demeura auprès du seuil, toute pâle.

Eh bien ! dit Javotte brusquement, est-ce comme ça qu'on salue mademoiselle de Maurever?

Berthe lui montra la porte.

Laissez-nous, ma fille, murmura-t-elle. Javotte obéit avec une répugnance manifeste.

Ah! dame! ah! dame! pensait-elle en se retirant; de quoi! des mercières, ces Le Priol; et Jeannin, un domestique ! Eh bien ! voilà une belle société (mais une belle, que je dis 1 Oui, je le dis ! après?) pour la fille de Maurever ! Ça finira mal... ça finira mal... et je m'en bats l'œil encore ! Ah mais, qu'elles restent ensemble, qu'elles jacassent, qu'elles bavassent, qu'elles fricassent...

Oh ! le bon sang de frère Bruno la Bavette 1

Tiens ! fit-elle tout à coup en arrangeant d'instinct sa devantière, voilà Huel, le valet du chenil, qui dit que je chante mieux qu'un rossignol. Il s'y connaît, ce Huel !

Et pour donner une occasion de plus à Huel d'admirer sa voix, qui était aigre comme verjus, elle entonna dans le registre des fifres enrhumés la plus jolie chanson qu'elle eût jamais apprise :

Ouais I Ouais 1

J'ons perdu nos ouais ! (1)

Jean I

Jean 1

Les as-tu trouvais?

Ouais ! Ouais 1

(1) Oies. Ces désinences criardes du patois normand ont cours dans une partie de l'Ile-et-Vilaine.

128 A LA PLUS BELLE

Si tu l'z'as trouvais,

Jean 1

Jean 1 Faut m'ies ramenais...

Si Hucl, le valet de pied, ne fut pas content, c'est donc qu'il était bien difficile en fait de poésie !

Pendant cela, Berthe et Jeannine étaient restées seules.

Il y avait du contentement sur le visage de Berthe. Jean- nine, au contraire, ne pouvait cacher la gêne qu'elle éprouvait.

Moi ! balbutia-t-elle, songeant sans doute au motif qui l'avait éloignée du manoir; moi, votre rivale, demoiselle Berthe.

Berthe éclata de rire et la baisa.

C'est une folie! s'écria-t-elle; tu es mon amie, et voilà tout. Mais comme il y a longtemps que tu n'es venue, ma petite Jeannine ! je crois que tu ne m'aimes plus.

Oh 1 fit cette dernière, dont les yeux ne se relevaient point.

Écoute, reprit Berthe, moi, je t'aime, tu le sais bien, comme si tu étais ma sœur. Quand j'ai appris que tu venais habiter avec ta grand'mère, la bonne Fanchon Le Priol, j'ai été bien heureuse. Je me disais : Il n'y a que la rue à traverser; je la verrai tous les jours... Eh bien ! méchante que tu es, tu m'ou- blies !

Grand'maman a de l'ouvrage, dit Jeannine à voix basse; je travaille.

Mauvaise raison ! ne peux-tu apporter ta broderie et travailler avec moi?

Je n'oserais.

Tu vois bien ! dit Berthe en frappant son pied contre terre ! tu ne m'aimes plus !

Jeannine prit sa main et l'approcha de ses lèvres respectueu- sement. Berthe la retira avec colère. En ce moment, si vous eussiez eu à décerner à l'une ou à

A LA PLUS BELLE 129

l'autre ce mystérieux ruban qui portait, écrit eo lettres de perles : A la plus belle! je vous le dis, vous auriez été sérieuse- ment embarrassé.

C'était la même jeunesse chez toutes deux, la même jeunesse riche et fleurie; c'était une grâce pareille.

Jeannine perdait bien un peu de ses avantages à n'être plus l'espiègle et vive enfant que nous avons vue naguère à la fe- nêtre du Roz, pendant que messire Aubry s'escrimait si malheu- reusement contre la quintaine. Mais la tristesse rêveuse qui la tenait depuis quinze jours, mettait à son front ce grain de poésie qui peut-être lui manquait autrefois.

Quant à Berthe, la poésie débordait en elle. Elle avait le cœur sur le visage : un cœur tendre et beau.

Berthe avait perdu sa mère alors qu'elle était encore tout enfant. C'était M™^ Reine qui l'avait élevée. Ses premiers ans s'étaient passés au manoir du Roz, entre Jeannine et Aubry. Elle aimait Aubry son fiancé, et c'était une de ces affections qui ne cèdent ni au temps ni à l'absence. Elle se croyait aimée. Tout le monde semblait s'être donné le mot pour affermir cette croyance. Selon l'opinion commune, messire Aubry poussait la tendresse qu'il lui portait jusqu'au culte, et devenait muet devant elle, tant il était profondément épris !

Il y avait quatre ou cinq ans que Berthe avait quitté la manoir du Roz pour habiter la maison de son père. C'était une m.aison triste et un peu abandonnée, car le sire de Maurever n'y faisait que de très brefs séjours. Il suivait la cour de François II de Bretagne. Sa sœur aînée, dame Josèphe de la Croix-Maudit, veuve d'un gentilhomme normand, était surintendante à son lieu et place : une vieille et discrète personne, droite comme un I, maigre comme un clou, un peu revêche, très sourde et n'aimant point ce qui fait dépenser de l'argent.

Berthe était libre car dame Josèphe ne savait rien lui refuser, mais elle n'avait pas d'amies de son âge et de sa condition. Or, il lui fallait, de nécessité, quelqu'un à aimer. Bien que Jeannine ne fût pas la fille d'un gentilhomme, Berthe la traitait en tout comme son égale et son amie.

130 A LA PLUS BELLE

Tu ne m'aimes plus 1 reprit-elle les larmes aux yeux et le rouge au front; et sais-je ce que j'ai fait, moi, pour que tout le monde me délaisse? suis-je donc méchante? suis-je donc...

Oh ! que vous êtes bonne, demoiselle Berthe ! tout le monde vous aime.

Demoiselle 1... tu m'appelais Berthe autrefois, Jeannîne. T'ai-je donc jamais fait sentir la distance que le hasard a mis entre nous? N'ai-je pas dit bien haut et bien souvent que je tenais ton digne père pour noble homme par le cœur et par la vaillance?

Vous avez toujours été la meilleure, la plus douce, la plus indulgente...

Tais-toi ! s'écria Berthe en marchant vers la fenêtre que Javotte avait fermée avant de sortir; tu ne sais plus me parler 1 Il y a quelque chose entre toi et moi. Tout à l'heure, sur un conte de cette étourdie de Javotte, je t'appelais ma rivale...

Au nom de Dieu 1 s'écria Jeannine